Freitag, 10. Februar 2017

Chapitre troisième

Chapitre troisième


 Tout reposait maintenant mort et enchaîné, de la Mer Baltique aux Monts Kjölen dans le Nord. Tout cela reposait sous un jour sans soleil, un jour à peine apparu qu'il disparaissait à nouveau, sans couleur, sans joie, sans âme. Brita Stenbock était celle qui s'en trouvait le mieux, elle ne le voyait pas, mais elle entendait avec d'autant plus d'acuité, et son oreille percevait ce que son œil ne pouvait explorer.
 Gustave Rosen n'avait pas oublié sa mère ni la belle Dagmar depuis ce soir-là. Pendant un moment, il s'était tenu debout en équilibre instable comme sur la crête d'un rocher, où un souffle de vent devait nécessairement le précipiter d'un côté ou d'un autre. La tempête qui avait grondé au-dessus du château de Torpa l'avait rejeté en arrière, le bain de sang à Stockholm, dont il avait été témoin, s'était effacé dans son âme.
 Il ne le disait pas, il n'y pensait pas, mais c'était ainsi. C'était un étourdissement dans lequel gisait son cœur, depuis que, pour ne pas laisser profaner la chambre de Karin par le pied d'un soldat étranger, il avait bravé la colère du roi et les hallebardes de ses soldats, qu'il avait, le sourire aux lèvres, franchi lui-même le seuil, ce qu'il n'avait pas fait depuis des années. Une immense douleur sourde déchirait sa poitrine. Il ne doutait pas de sa bien-aimée, ne l'accusait intérieurement d'aucune infidélité. Mais qu'elle ait pu agir ainsi, qu'elle ait été capable d'accomplir quelque chose en secret, ce qui pouvait, par un léger souffle de suspicion, ternir sa pure image, il l'éprouvait d'une manière indiciblement triste ; plus amèrement que jamais, il sentait qu'il y avait quelque chose qui, pour lui ombre inconsistante, pouvait grandir dans l'âme de Karin jusqu'à prendre des proportions gigantesques, et s'interposer entre eux pour les séparer.
 Autant il ressentait peu de compréhension pour cette chose, autant Karin, dans son innocence ingénue, se doutait peu de la douleur provoquée en son fiancé par l'incident dont il avait pris connaissance par hasard. Ce qu'elle avait fait lui paraissait si naturel, les circonstances l'avaient si impérieusement exigé, qu'elle aurait été obligée de le faire, même si elle avait eu une idée du soupçon que cela pouvait éveiller. Mais elle avait dix-huit ans et son âme ressemblait à l'écume blanche comme neige du Trollhättan. Elle raconta ingénument au bien-aimé, maintenant qu'aucune promesse ne lui liait plus la langue, tous les détails de l'événement qui s'était produit au soir de son retour. Gustave Folkung n'était pas le premier fugitif auquel le château de Torpa avait accordé refuge. Mais auparavant ceux qui étaient poursuivis s'étaient adressés au propriétaire du château, et Karin avait été placée pour la première fois dans la situation de devoir agir de son propre chef de manière intelligente et décidée.
 Innocemment, Karin s'exprima ainsi: jamais encore un demandeur d'asile n'avait fait une telle impression sur elle, qu'il avait presque semblé qu'il commandait, et qu'elle devait obéir. Rosen pâlit quand elle le dit; c'était comme s'il voulait expulser un mot pour en délivrer sa poitrine oppressée, mais il le ravala et écouta en silence comment la jeune fille continuait son récit, parlait de l'angoisse qu'elle avait supportée quand, auparavant déjà, il avait eu l'intention de se précipiter dans sa chambre, puisqu'elle avait donné sa parole de ne le trahir à personne, et comment, enfin, ayant perdu la tête, advienne que pourra, elle avait osé se frayer rapidement un chemin au milieu des soldats danois pour atteindre la porte de derrière de sa chambre.
 « Car je craignais que, par inattention, par étonnement, tu puisses le trahir, Gustave, avant que je t'aie prévenu. Nous t'avons entendu ensuite crier derrière nous dans le couloir: « Par ici !Par ici ! Pourquoi as-tu fait ça ? »
 En posant cette question, elle le regardait de ses yeux bleus d'un air indiciblement innocent. Sous ce regard, le front du jeune homme se couvrit d'une rougeur foncée, comme celui d'un criminel; troublé, il saisit ses deux mains, les couvrit de baisers et bredouilla:
 « Pardonne-moi, Karin. J'étais trop perturbé par tout ce qui s'était passé à Stockholm, par tout ce qui s'est passé ici; j'ai cru ─ j'ai pensé ─ détourner les poursuivants ─ »
 Elle secoua la tête, en maintenant encore ses yeux dans les siens. « Dire que vous, les hommes, que l'on appelle le sexe fort, perdez l'esprit dans de telles circonstances et avez recours aux décisions les plus folles ! Car, au lieu de détourner les danois, ton appel les a conduits directement sur nos traces.  A une minute près, c'était trop tard. »
 Elle se tut un moment et réfléchit.
 « Pourquoi, au juste, es-tu venu dans le couloir ? » demanda-t-elle.
 La rougeur au front du jeune homme prit une autre teinte, et ses yeux flamboyèrent sombrement.
 « Ta chambre m'a montré la trace, ton lit, Karin. Quand je pense à ce moment où j'ai vu cette trace. »  
 Il interrompit brusquement sa phrase, et se détourna...
 « Tu savais donc que j'avais caché quelqu'un chez moi », répliqua-t-elle d'un ton plein de reproches, « et tu aurais dû doublement faire attention à ta façon d'agir, puisque ton imprudence pouvait m'exposer au pire soupçon. »
 Ces derniers mots amenèrent Gustave Rosen à regarder involontairement une fois encore dans les yeux de la jeune fille. Le reproche qui était dans sa voix s'y trouvait aussi, mais quand elle remarqua que ce reproche lui avait fait mal, l'ancien amour heureux y brilla dans sa plénitude, d'une manière si enchanteresse que, sous le coup de l'émotion, il tomba à genoux à ses pieds et balbutia:
 « Pardonne-moi, Karin ─ pardonne-moi ! »
 Elle ne savait pas ce quelle devait lui pardonner. Il y avait un abîme entre le soupçon dont elle venait de parler, auquel l'imprudence de Rosen aurait pu l'exposer, et le soupçon pour lequel il demandait pardon, en versant silencieusement des larmes qui lui tombaient sur la main. Elle lui dit seulement une fois encore, comme elle l'avait fait ce soir-là: « Tu es si bizarre, Gustav ─ »
 Elle aurait dû dire: La jalousie est bizarre. Ce monstre à deux têtes, dont la couleur varie avec les transports de joie ou le désespoir, la punition ou le repentir. Qui,comme un esprit mauvais qui, une fois évoqué hors des ténèbres, ne quitte plus la lumière du jour. Qui, pour le malheureux devenu sa proie, revient comme la fièvre, éblouit ses yeux, obscurcit son cerveau, le secoue de part en part et le jette à terre sans connaissance. Qui, avec le bruissement d'une feuille, l'arrache au sommeil et le lance à la poursuite d'ombres sans consistance. Que, dans ses heures lucides, il reconnaît comme son ennemi mortel, contre lequel il lutte et combat, dont il est vainqueur, et auquel, quand la minute de la tentation approche, il succombe toujours impuissant.
 Le nom de Folkung ne revenait jamais sur les lèvres de Gustave Rosen, mais dans son cœur, il était comme entaillé par un couteau bien aiguisé. Le mois de décembre était passé depuis longtemps et le jour fixé pour le mariage écoulé sans qu'on y ait pensé. Un ciel trop sombre avait couvert la Suède, et on ne pouvait rien répliquer au mot laconique de Brita Stenbock, que ce n'était pas maintenant le temps des fêtes. L'hiver passait, monotone, au château de Torpa. Aucune trace humaine n'apparaissait dans la neige profonde, indiquant un lien avec le monde extérieur; loin à la ronde les corbeaux croassaient, seul êtres vivants dehors autour du grand bâtiment solitaire. Le froid rigoureux et persistant allait jusqu'à les rendre familiers, si bien qu'ils arrivaient à la cuisine et arrachaient les épluchures presque des mains des servantes, ou bien attendaient pendant des heures à la fenêtre l'instant où Karin avait pitié de leur misère, et leur jetait de la nourriture comme à des pigeons. Parmi eux, il y avait de gracieux petits choucas au plumage noir brillant, qui, en présence de Karin, renonçaient à leur timidité, et prenaient même tout à fait les manières des pigeons. Ils venaient se poser sur l'épaule de Karin, et picorer avec précaution les grains dans ses mains.
 Elle devait aussi apprendre d'eux ce qui se passait dans le monde à l'extérieur, car elle en avait toujours des nouvelles exactes, quoique personne n'entrât dans la maison. Elle avait une connaissance précise de l'insurrection parmi les habitants de Dalécarlie, les « hommes de la vallée », dans le pays sauvage desquels Gustave Vasa s'était réfugié. Et elle connaissait de manière aussi précise la liste des malheureux qui, ayant échappé au bain de sang de Stockholm, avaient été dépistés par les sbires de Christiern dans tout le royaume de Suède, et emmenés sur le lieu d'exécution. Même les enfants n'étaient pas épargnés. A Jönköping, un noble de la famille des Ribbings fut avec ses deux jeunes garçons décapité en présence du roi. L'aîné avait huit ans, et quand sa tête tomba sous la hache, son sang aspergea le vêtement de son frère de cinq ans. Effrayé, celui-ci demanda au bourreau: « s'il te plaît, ne salis pas mes habits, sinon ma mère me gronde ». Le bourreau jeta la hache, et se refusa à tuer aussi cet enfant. Mais le Roi Christiern en appela un autre et lui fit décapiter l'enfant et le bourreau compatissant.
 On savait tout cela à Torpa; seulement, Brita Stenbock ne faisait pas mine de le savoir, aucun accent de rage contenue ne lui venait plus à la bouche. Il était évident, et cela le devenait davantage de jour en jour, que la maison Stenbock avait fait la paix avec le Roi de Suède. C'était sage, très sage, car, parmi les rares familles nobles qui étaient restées, cette maison occupait une des premières places, et, grâce à la faveur du roi, pouvait peut-être prétendre à la plus haute après lui dans le pays. Avec colère et mépris, ça et là, on se chuchotait en secret à l'oreille des imprécations à propos de leur trahison à la cause de la patrie, et on disait déjà tout bas qu'après le retour imminent de Christiern au Danemark, Stenbock serait choisi comme gouverneur de la Suède. Il y avait encore un grand nombre de gens qui n'y croyaient pas, et protestaient de manière véhémente ─ puis eux aussi se turent soudain, car la nouvelle se répandit partout qu'au cours de son voyage le Roi, à une invitation de Stenbock, se rendrait à Torpa, et, par sa présence, magnifierait le mariage de Karin Stenbock avec Gustave Rosen. La rumeur était fondée. Brita Stenbock elle-même avait demandé à son neveu de prier le roi de cette faveur, et plus joyeux que jamais il avait obéi à l'ordre de sa sévère tante. Avril soufflait du Sud sa première haleine plus tiède, quand Gustave Rosen, quittant Torpa, partit à cheval pour Stockholm malgré les chemins défoncés. Il envoya ensuite un message que le roi avait consenti à venir, et arriverait à Torpa le premier mai, mais que lui-même ne pourrait pas revenir plus tôt, puisque c'était la volonté de Christiern qu'il demeurât auprès de lui jusque-là, et l'accompagnât durant le voyage.
 En Suède, avril n'est pas encore un mois de printemps. La neige recouvrait encore la région de Torpa, les choucas entouraient encore de leur vol les fenêtres, se posaient sur l'épaule de Karin, et lui chuchotaient à l'oreille de mystérieuses nouvelles, qu'ils avaient rassemblées à l'extérieur.
 Parfois, effrayés par un bruit soudain, ils s'envolaient. Il y avait beaucoup de bruits de toute sorte dans le vieux bâtiment qui était resté si tranquille pendant l'hiver. Le marteau résonnait presque toute la journée, et de nombreuses mains ne prenaient aucun instant de repos, occupées qu'elles étaient à tout préparer dignement pour la réception de l'hôte de marque, ainsi que pour les festivités qui devaient avoir lieu en sa présence. L'aile gauche du château fournissait les chambres pour le roi et sa suite; au milieu du corps central, un autel était érigé dans une grande salle, et toute la maison était décorée, selon la coutume nordique, de branches de sapin et de gui.
 Ainsi, du matin au soir, régnaient remue-ménage et vacarme incessant. Les yeux aveugles de Brita Stenbock voyaient tout et mettaient tout en ordre, pendant que le regard vif de Karin brillait d'un éclat particulier quand elle faisait exécuter ce que sa mère avait ordonné. C'était étrange, mais évident: ce regard ne se souciait pas, ou se souciait peu, de l'autel que l'on construisait dans la grande salle centrale. C'étaient les autres yeux de Karin Stenbock, les yeux que Gustave Rosen craignait, mais qu'il ne comprenait pas.
 Ce n'est qu'à la tombée de la nuit que le bruit se calmait dans le grand bâtiment solitaire. Les ouvriers se rendaient dans les logements qui avaient été aménagés à leur intention dans les communs pour qu'ils y prennent leur repos. Aucun d'eux ne passait la nuit dans le château même; aussitôt qu'ils étaient partis, Stenbock en personne fermait la porte d'entrée de la maison et poussait le lourd verrou de chêne. Jusqu'au lever du jour, personne ensuite n'entrait plus, et l'on n'entendait dans le vaste bâtiment plus aucun bruit venant du dehors. Seulement, à l'intérieur, il s'en produisait de temps à autre, secrètement, comme si les choucas de Karin avaient trouvé le moyen d'entrer, et comme si, sous le couvert des ténèbres, ils voletaient d'une aile prudente au-dessus de l'escalier de service et à travers les longs couloirs non éclairés.



































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