Freitag, 10. Februar 2017

Titre







Wilhelm Jensen

Karin de Suède


Nouvelle

1872










Traduit de l’allemand par

Christian Moncel/Reinhard Pohl

           Charlieu 2014


Texte et typographie selon la 49e édition
Berlin: Paetel 1921


Chapitre premier




                                               
                                               Chapitre premier





Ce sont les chutes du Trollhättan.  ̶ Elles grondent depuis des milliers et des milliers d'années, avant qu'il y eût une oreille pour les entendre.
 Loin au-dessus des rochers, elles font jaillir leur poussière d'eau argentée, que les rayons du soleil font briller et reluire en joyeuses couleurs. Mais au-dessous de ce voile éblouissant et majestueux, les eaux tempétueuses s'élèvent et s'abaissent, puis se précipitent.
 Ce sont les chutes du Trolhättan. Les jours et les siècles passent, leur grondement persiste. Le jeune garçon qui joue auprès d'elles devient homme, puis ses cheveux blanchissent. Et quand il s'en approche pour la dernière fois, en s'appuyant sur un bâton et en titubant, elles sont telles qu'au jour où il les a vues pour la première fois, entourées de fleurs comme le printemps, et d'une blancheur argentée comme l'hiver. ­─
 Il fait bon être assis au bord des chutes du Trollhättan pour qui veut oublier quelque chose que le bruit des eaux recouvre. Elles passent là comme les destins des hommes, paisibles, transparentes, et viennent caresser les herbes qui s'inclinent volontiers vers elles. Puis un petit tourbillon et un grondement légèrement plus fort, imperceptible, qui ne se laisse pas deviner – mais le silence et la clarté ont disparu et ne reviennent plus. Les flots sont expulsés plus rapidement – de plus en plus vite, irrésistiblement, implacablement, puis soudain ils se précipitent avec fracas dans le gouffre qui les engloutit.
 Quand les premières silhouettes humaines, chassant le renne avec des lances munies de silex, s'approchèrent après avoir traversé les forêts du Sud, le visage plat et la mâchoire proéminente, les cheveux jaune-brun sur le front terreux, la barbe clairsemée pendant au menton comme de l'herbe fanée d'automne, une peau de bête touffue autour des reins,  ̶ le grondement des chutes les salua. Y avait-il des années, y avait-il des millénaires qu'ils étaient assis au bord de leurs eaux ? Ils n'écrivaient pas de livres pour en rendre compte, seules les ondes de Trollhättan murmuraient leur histoire. Elles se teignaient du rouge de leur sang, que versaient les conquérants au visage pâle, venus par la mer Baltique sur de lourds vaisseaux. Irrésistiblement les peuples d'Europe déferlaient en tourbillons comme les chutes du Trollhättan. Alors, les chants à la gloire d'Odin se faisaient entendre sur leurs rives, et sa postérité, qui était descendue sur terre, régnait sur les peuples des Goths et des Suédois. Ils s'appelaient les Ynglinger et se nommaient rois d'Uppsala  ̶ des siècles venaient et disparaissaient  ̶ qui veut percevoir leur existence dans un passé lointain, comment elle s'est précipitée sans retour dans les profondeurs du temps, doit entendre le grondement des eaux du Trollhättan.
 Et de nouveau le ventre du Sud enfanta un mouvement qui ébranla le monde, et la mer Baltique le remporta. Le message du christianisme se répandit jusque dans les déserts rocheux de la montagne de Snöhatta, et un peuple puissant, du nom des Folkungen, monta sur le trône de Suède. Les frontières du royaume se trouvaient repoussées au loin, mais avec elles grandirent la convoitise, la cupidité et le désir de domination, et ceux qui étaient parvenus au plus haut furent précipités dans l'abîme et y furent pulvérisés, comme les eaux déchaînées du Trollhättan.

 Puis ils vinrent pour la première fois par le bras de mer étroit qui sépare la Suède du Seeland, les descendants des anciens normands qui avaient fondé leur royaume Viking sur des îles battues par la mer. Une main ferme avait rassemblé le petit peuple danois pour marcher hardiment contre les plus puissants, et la Suède, démoralisée par les dissensions politiques, leur fut une proie facile. A quelques milles des chutes du Trollhättan, à la bataille de Falköping, elle tomba dans les mains d'une femme, et Marguerite de Danemark posa sa main victorieuse et arrogante sur les têtes des arrières-petits-enfants d'Odin.
 Sourdes et irritées grondaient les eaux du Trollhättan. Celui qui était assis à côté des vagues mugissantes ne pouvait pas ne pas l'entendre: en tombant de si haut, elles proclamaient l'orgueil des vainqueurs, en roulant lourdement dans le gouffre, elles criaient la honte des vaincus.
 Karl Knutson les avait-il écoutées, lorsqu'il saisit l'épée et trancha les chaînes de fer danoises ?
 Lui, peut-être, mais non ses successeurs. Jaloux de la puissance d'un seul, les Grands du pays ne supportaient plus, au-dessus d'eux, le nom de Roi. En vérité la suprématie tomba bien entre les mains de Sten Sture, et passa ensuite dans celles de son fils et de son petit-fils, mais la noblesse obstinée ne les reconnaissait que comme administrateurs du Royaume, et ne laissait passer aucune occasion d'empiéter sur leur pouvoir réel. Tristement grondaient les eaux du Trollhättan, car la gloire et la grandeur de la Suède était apparence et supercherie  ̶ sur elle pesait l'ombre de l'Union de Kalmar, que la première conquérante, Marguerite, avait imposée, union en vertu de laquelle les Rois de Danemark portaient aussi de droit la couronne de la Suède et celle de la Norvège. Qu'aucun de leurs descendants n'avait été assez fort pour se la poser, en réalité, sur la tête, cela pouvait bien tromper les yeux myopes des Grands de la Suède  ̶ les eaux du Trollhättan, par leur grondement, faisaient entendre un avertissement plus prononcé, annonçaient un malheur, elles ne se laissaient pas leurrer, et roulaient dans un tonnerre de mauvais augure en s'avançant à la rencontre du petit-fils de Marguerite, quand il sauta sur la côte, l'épée à la main, pour s'emparer véritablement, par la violence, de la couronne de l'Union de Kalmar. Certes, une fois encore elles crièrent de joie, quand Christiern II, après un combat sanglant à Brännkyrta, prit la fuite devant Sten Sture; mais il revint, et Sten Sture mourut à la bataille; la main ferme et bienfaisante, qui pour le salut du pays avait réfréné la volonté rebelle de ses Grands, gisait exsangue dans la poussière, et Christiern II saisit en riant la couronne, que la Noblesse suédoise lui offrit avec meilleure volonté qu'elle ne l'aurait fait pour l'un d'entre les siens, s'il avait aspiré au cercle d'or. Dans la cathédrale de Stockholm, il se posa la couronne sur la tête; il communia après avoir prêté serment de respecter la Constitution de la Suède, et de n'exercer aucune vengeance pour le passé. Pendant trois jours de novembre, régna une atmosphère de joie et de fête dans les rues de Stockholm; la nuit était changée en jour, car au palais royal les bougies ne s'éteignaient pas avant le lever du soleil. Là sonnaient les gobelets de toute la noblesse suédoise, rassemblée en l'honneur du plus aimable de tous les Rois, et Christiern II se plongea en souriant dans la foule ivre de joie et, titubant sous l'effet du vin, prit les évêques dans ses bras, embrassa les conseillers du royaume, et serra fortement dans les siennes, en gage de fidélité, la main du Maire de Stockholm. Et puis le Roi lui-même battit joyeusement des mains, et chanta une chanson gaie pour honorer ses hôtes bafouillants. Pourtant les eaux du Trollhättan grondaient lugubrement, pleines de mystère, et les feuilles brunes, que le vent d'automne secouait au-dessus d'elles, elles les arrachaient et les emportaient, tourbillonnantes, dans les profondeurs.
 Trois siècles et demi ont passé depuis ce jour de novembre. ─ ─ ─
 C'était un beau soir agréable de novembre de l'année 1520. Le soleil couchant dorait les toits rouges de cette Naples nordique et se reflétait rouge foncé à la surface tranquille du lac Mälaren. Pour le spectateur éloigné, une paix d'automne du Nord reposait sur la capitale de la Suède; le silence de l'automne aussi, qui contrastait étrangement avec la joie bruyante qui, peu auparavant, avait encore régné sur le marché et dans les rues.
 Les régions situées au centre de la Suède sont encore aujourd'hui, par rapport à leur étendue, une terre peu peuplée, quoique cinq fois plus qu'autrefois. Les grands lacs et les rochers sont restés; mais entre eux s'étendent maintenant beaucoup de lieues de terres fertiles, qui en ce temps-là n'étaient que des solitudes sauvages. Trois miroirs d'eau, les lacs Mälaren, Hälmar et Vänern, s'étendent à perte de vue en droite ligne de l'Est vers l'Ouest, presque à travers toute la largeur du Royaume, lacs auxquels s'ajoute un peu plus au Sud la longueur immense du lac Vättern. Entre eux alternent des vallées et des sommets rocheux arrondis, des montagnes mélancoliquement couvertes de sapins, et, à leurs pieds, des forêts de hêtres accueillantes. Et sur tout cela, comme sur les toits de la capitale, reposent la douceur paisible d'un soir de novembre, comme annonciatrice du mois de mai, du printemps du Nord, au lieu de décembre. Sur les eaux silencieuses du lac Hälmar, comme sur les vagues allongées et taciturnes du lac Mälaren, qui, en s'élevant, venaient, sans faire beaucoup de bruit, battre les hauts escaliers de pierre du château de Stockholm. Sur les clochers pointus des villages et sur les créneaux des châteaux forts, isolés et éloignés, de la noblesse suédoise, qui, entre les surfaces miroitantes des eaux, se dressaient au-dessus des feuillages brunis par l'automne. Plus loin vers l'Ouest, sur la surface du lac Vänern, vaste comme une mer avec ses îles innombrables, d'où, à la pointe Sud, la large rivière de Göta va répandre ses flots dans le Kattegat.
 Ensuite viennent les chutes du Trollhättan.
 Sur le lac Vänern, le batelier perçoit dans l'air tranquille leur bruit avertisseur. Eloigné de plusieurs lieues, le berger l'entend dans les prés; dans les hauteurs de l'air, l'oiseau migrateur s'écarte craintivement de ce vacarme, qui se renforce à chaque pas pour celui qui s'en approche. Puis l'oreille est étourdie, et seuls les yeux parcourent avec effroi la masse blanche d'écume, qui, tonnant au-dessus de la brèche des rochers escarpés, roule dans d'horribles profondeurs. Des berges nues de granit, se dressant à la verticale, les reçoivent en bas, murs comme érigés par des mains de géants, pour forcer à rentrer dans leur lit les eaux sauvages et déchaînées. Ici et là, un arbre isolé a seulement pris racine dans les plaques rocheuses, et berce sa cime inclinée à la brise du soir, annonciatrice de la disparition du soleil.
 Venant à longs intervalles au-dessus du lac Vänern, elle caressait la mousse brune des rochers en haut de la cataracte, et, en poursuivant le soleil en train de disparaître, elle enlevait au passage, d'une main invisible, sans faire de bruit, les dernières feuilles des cimes des arbres, et, comme en se jouant, les emportait dans son vol au-dessus des pentes, jusqu'au bord des chutes. Gaiement elles continuaient à voltiger sur le sol d'une seule couleur, une seconde encore, et la bruine humide du Trollhättan les avait saisies et les engloutissait dans son tourbillon.
 L'une après l'autre, toujours le même jeu vespéral, auquel la mélancolique nature semblait s'amuser dans la solitude, sans se soucier que des yeux humains y prêtent ou non attention.
 A ce moment, une main s'empare d'une des feuilles, qui suit les autres dans son vol. Il y a donc des yeux humains qui voient tout: deux grands yeux tranquilles.

 Un sol rocheux recouvert avec parcimonie de mousse et de bruyère montait des bords du Trollhättan, peut-être de cent pieds, jusqu'à la hauteur dénudée, sur laquelle se dressaient trois de ces arbres qui remuaient leurs rameaux sans feuilles sur l'horizon bleu. Ici et là, une protubérance rocheuse se dressait du sol comme un dessus de table ou comme un siège fabriqué pour un géant, et de l'une de ces protubérances, non loin de l'arbre du milieu, cette main avait surgi dans l'air.
 La main était si mince et ses doigts si transparents et si fins, comme seuls pouvaient l'être les mains de Freya, quand elles dirigeaient avec des rênes d'argent les chevaux à la crinière d'or. Puis le bras rond, élevé en l'air, comme formé de marbre souple, se détacha de manière semblable aux arbres sur l'horizon, et il réverbéra une lumière blanche et joyeuse.
 Etait-ce Freya qui, descendue pour chercher Odur, était assise sur la vielle pierre d'Odin ? Les poètes chantaient que ses yeux étaient un éternel printemps, sa nuque et ses joues de la lumière. Et tout ce qui émanait d'elle était lumière.
 De la lumière dorée qui, comme elle était placée, tombait de sa chevelure, séparée en son milieu par une raie, sur le sol de pierre gris. Le soleil du soir jetait là-dessus ses derniers rayons, de sorte qu'on ne distinguait pas où finissaient les cheveux dorés, et où commençaient ceux du soleil. Cela apparaissait devant la voûte bleue du ciel, comme lorsque dans un puits de mine profond, d'une uniformité terne, une veine étincelante de lumière se révèle au mineur – sa première pensée n'est pas la possession, n'est pas la valeur latente – rêveur, merveilleusement ému, il se tient là et regarde, saisi par ce sortilège muet, ce mystère tranquille et doux de la nature. ─
 Ainsi était-elle assise là, comme un mystère tranquille et doux, qui était monté des profondeurs du Trollhättan, pour baigner un instant son front blanc d'elfe dans les derniers rougeoiements du soir. Avait-elle pris l'humidité, avait-elle pris froid là-bas, qu'elle monta une fois encore, pour laisser l'éclat rose de la vie inonder ses joues, avant que le long hiver la retînt captive en dessous dans le rocher glacé ?
 Non, il y avait encore une lumière qui émanait d'elle, qui le contredisait. La chevelure pouvait-elle, dans les profondeurs, se changer en or liquide, le bras, le front et la nuque se figer en albâtre resplendissant; il ne se trouvait pas, dans les profondeurs, de pierre précieuse, avec laquelle la puissance magique de la nature pût créer de tels yeux. Ils appartenaient au monde d'en-haut, au Ciel nordique qui avait mis en elle sa lumière féerique, sa mélancolie et sa gaieté, son indicible charme rieur et triste.
 Elle pouvait être n'importe laquelle de ses habitantes gracieuses. Gefione, déesse de la chasteté, protectrice de la virginité sur terre. Hylla, aux belles boucles, et Gna, qui s'envole et plane sur un rayon de soleil. Hlyn, qui sèche les larmes du malheur en y posant la douceur de ses lèvres pleines de tendresse. Sioena, qui, d'une main divine, éveille dans le coeur les émotions les plus suaves. Et elle pouvait être Löbna, devant les yeux de laquelle aucune haine ni aucune discorde ne subsiste. Wara, dont le regard décèle dans la poitrine chaque secret de l'âme, et Synia, la belle gardienne du Ciel.
 Mais d'elles toutes, les lèvres des poètes prenaient ce qu'il y avait de plus beau, et en formaient Freya, la plus charmante des déesses du Walhalla. Ils faisaient rayonner de ses yeux un éternel printemps, la pensée humaine ne pouvait rien inventer de plus enchanteur. Puis le destin ajouta la douleur de la mort d'Odur à l'éternel printemps dans les yeux de Freya. ─
 La jeune fille sur la pierre runique du Trollhättan était belle comme le printemps et l'affliction dans les yeux de la gracieuse déesse du Walhalla. Elle se leva, et l'ombre de sa haute stature tomba sur les eaux mugissantes. Un long vêtement d'une étoffe simple enveloppait le jeune corps, de la nuque à demi découverte
jusqu'aux pieds; il se plissait sur la poitrine presque comme la tunique d'une grecque, seule la ceinture qui le maintenait en dessous était précieuse et élégamment tissée de fils d'or et d'argent. Vers le haut, cette robe d'une couleur unie se séparait en bandes étroites sur les épaules, et, au-dessous, une chemise blanche du lin le plus fin bouffait légèrement jusqu'à la moitié de l'avant-bras.
 A part cette apparition fabuleuse de la jeune fille, on ne percevait tout autour, aussi loin que l'oeil pouvait atteindre, aucun être vivant. Du mouvement, certes, le vent se renforçait et pliait les branches des arbres en arrière, il passait à travers les buissons bas, qui s'étalaient latéralement jusque tout près du fleuve, qui, en haut des chutes, s'élançait en tourbillons. Mais on n'entendait ni le sifflement du vent, ni le bruissement des branches; le Trollhättan engloutissait tout bruit secondaire dans son tonnerre assourdissant et démesuré.
 Il engloutissait aussi le mouvement du dense feuillage jaune des buissons au-dessus des chutes. Le vent y passait en rafales et criait à travers les feuilles desséchées, mais ensuite leur large étendue demeurait de nouveau tranquille, et, sur un seul point, le balancement du feuillage persistait et ne se calmait pas. C'était comme si un tremble s'était trouvé parmi les broussailles basses de hêtres nains; seulement cette agitation apparaissait tantôt ici, tantôt là, et, de manière singulière, le point agité se déplaçait obliquement sur la pente au-dessus du fleuve.
 Mais, comme il a été dit, l'oreille la plus fine n'aurait pas pu l'entendre, seul un oeil fixé attentivement là aurait pu le voir. Un moment, on eût dit que la jeune fée du Trollhättan l'avait fait. Elle s'était détournée du soleil qui, rougeoyant, était en train de s'éteindre et de sombrer à l'horizon, et regardait vers l'amont. Mais la boule de feu l'avait aveuglée, et en même temps le vent arrivait en frissonnant du lac Vänern, et secouait en tous sens les feuilles brunes sur la pente.
 Il apporta encore quelque chose avec lui, quelque chose comme la feuille vers laquelle elle avait auparavant étendu la main. Ce n'était pas une feuille, mais un autre bel hôte du Trollhättan, un enfant de la solitude montagneuse du Nord, que la nature avait doté d'un charme semblable, à sa manière, à celui de la jeune fille. Elle avait quelque chose de l'Apollon, de ce papillon simple et beau avec de grands yeux brillants sur un fond blanc – la comparaison s'imposait, maintenant que ce papillon rare, dévié quelque part par le vent et luttant en vain contre lui, passant à côté d'elle, était précipité sur l'eau. Elle le suivit un moment des yeux; puis, brusquement, elle s'élança à sa poursuite, courant comme un enfant, vers le bas de la côte.
 A environ cinquante pas d'elle, au-dessus des feuilles desséchées des buissons, à l'endroit où le tremble semblait se trouver, une tête se dressa et regarda d'un air étonné la silhouette blanche qui, à toute vitesse, poursuivait le papillon. Puis l'étonnement dans ces yeux gris et intelligents fit place à une expression d'effroi, à laquelle ses bras puissants semblèrent hâtivement obéir, car les broussailles éclatèrent et craquèrent avec tant de force que, malgré le bruit du Trollhättan, on l'entendit en bas jusqu'au fleuve.
 Pourtant, la jeune fille ne le perçut pas, ou n'y fit pas attention. Toute sa volonté, toute sa pensée étaient tendues vers la capture de la belle image, avant que le vent l'ait emportée irrévocablement dans ses embruns qui enveloppaient le mugissement des chutes comme un voile. Parfois elle tendait la main vers le papillon chancelant pour l'attraper; mais elle pouvait alors craindre de le saisir trop brutalement, car les doigts fins étaient aussi incertains et maladroits, que les pieds glissaient, agiles et assurés, sur l'inclinaison raide de la pente. Il est vrai que cela paraissait dangereux et l'était peut-être encore davantage; les yeux gris, qui s'étaient approchés jusqu'à une distance de vingt pas, s'en rendaient bien compte – il ne fallait qu'une pierre effritée prête à se détacher, qu'un faux-pas, qu'un trébuchement, et la
jeune fille roulerait sans appui dans les tourbillons de l'eau déchaînée qui, à quelques brasses de là, ensevelirait à jamais sa beauté dans les profondeurs.
 En vain – le cri d'alarme, sonnant presque comme un cri de colère, que le jeune homme avait lancé, avait disparu maintenant dans le grondement des chutes, au bord desquelles la jeune fille en danger se trouvait, trop proche. En vain également l'empressement de celle-ci à sauver l'autre être menacé, que le Trollhättan semblait tirer à lui avec une force démoniaque. Le temps d'une seconde, le papillon se débattit encore contre la bruine fine et humide qui l'avait saisi, et il tomba, épuisé, les ailes lourdes, à la surface de l'eau, au moment même où, à partir de la rive, la main de la jeune fille , étendue le plus loin possible, s'empara de lui. Mais en même temps, la touffe d'herbes peu ferme, sur laquelle ses genoux s'appuyaient, céda, elle poussa un faible cri et tendit en vain l'autre main derrière elle pour se retenir. Une vague puissante se rua sur elle, et ce fut comme si un bras blanc gigantesque surgissait du Trollhättan, pour empoigner la chevelure d'or de la jeune fille, comme si un rire triomphant, sarcastique, étourdissant, sortait des profondeurs de l'écume.
 La touffe d'herbes trompeuse s'enfonçait de plus en plus   ̶  « Gustave ! » cria la jeune fille angoissée  ̶ « Gustave ! »
 « Je suis là ! » Comme un animal sauvage, l'homme, d'une bravoure folle, sauta par-dessus les dernières racines noueuses de bois des buissons, il trébucha et fut précipité durement au sol sur la rive mortelle, mais sa main droite se cramponnant puissamment dans la terre, le retint, pendant qu'avec sa main gauche, tout en tombant, il étreignit le corps de l'imprudente, dont les épaules touchaient déjà l'eau, et, avec une force extraordinaire, l'arracha des bras du Trollhättan.
 Tout cela se passa plus rapidement qu'il est possible de le dire, et plus rapidement aussi la jeune fille, soutenue par le bras secourable, s'était remise souplement sur ses pieds, et regardait son sauveur au visage, reconnaissante, mais, également, surprise et étonnée. Elle lui avait tendu la main, mais à mi-chemin, hésitante, elle la retira.
 L'étranger lui aussi la regardait avec étonnement, seulement on voyait à ses yeux que cet étonnement n'était dû qu'à la beauté merveilleuse de la jeune fille. Il pouvait avoir trente ans, il était grand, les traits irréguliers, mais aigus et plus expressifs que le type suédois habituel ne les présentait. Ses cheveux foncés lui tombaient en désordre sur le front, on voyait aussi à ses vêtements les traces de la lutte par laquelle ils avaient échappé aux épines et aux broussailles. Il remarqua l'hésitation de la main déjà tendue de la jeune fille, et un trait railleur prononcé apparut à la commissure de ses lèvres. « Pour toi, ta vie ne vaut-elle pas que tu tendes la main à ton sauveur ? » demanda-t-il avec humeur.
 Il y avait presque encore plus d'inconvenance dans le ton que dans les mots eux-mêmes. Un léger rouge passa sur le front et les joues de l'apostrophée, sa haute stature se redressa avec une fierté de jeune fille, et elle eut sur les lèvres une réponse d'égale mauvaise humeur. Mais elle pouvait se dire que, même si la forme était blessante, dans la pensée qu'elle enfermait, se trouvait pourtant la vérité qu'en effet, sans la force de son bras, elle ne se tiendrait pas vivante en face de lui, et elle répondit amicalement:
 « Je pensais que vous étiez ─ »
 Il lui coupa la parole, tranchant: « Je ne pense pas seulement que tu m'as appelé, je sais que tu l'as fait. Mes oreilles l'ont entendu aussi exactement que mes yeux l'ont vu: sans moi tu aurais suivi dans sa chute le papillon que tu poursuivais imprudemment. Toi aussi, tu sais tout ça, et tu sais que d'après la coutume irrécusable de notre pays, j'aurais le droit de t'embrasser sur la bouche, et que je me contente de peu quand je ne demande pas d'autre récompense que celle-ci. »

 Brusquement, à ces mots, il saisit fermement la main fine de la jeune fille et l'embrassa. Au début, elle l'avait regardé tranquillement, puis il lui fallut baisser les yeux, elle ne savait pas pourquoi. Elle était aussi obligée de lui laisser sa main – il avait raison dans ce qu'il demandait, et s'il ne lavait pas eu, il y avait quelque chose dans sa façon de le demander qui ne souffrait pas la contradiction. Elle ne craignait rien – que pouvait-il lui arriver de la part de celui qui avait risqué sa vie pour sauver la sienne – mais comme elle lui abandonnait involontairement sa main, elle regarda timidement son autre main, dans laquelle, elle-même en danger de mort, elle n'avait pas délivré le papillon sauvé. Prudemment, en étirant ses longues antennes, l'Apollon sortit en rampant des doigts de sa protectrice, il sembla ressentir que la main chaude lui avait rendu service; car il ne fit aucune tentative pour lui échapper, au contraire, il restait sans crainte posé sur elle comme sur une fleur blanche, battant seulement parfois des ailes aux yeux rouges brillants, comme par reconnaissance. Un instant, le jeune homme le regarda aussi en silence, puis il dit vivement:
 « Est-ce que tu ne sais pas qu'il faut laisser faire les fous qui courent à leur propre perte ? Tu as pu voir que, sinon, ils entraînent leur sauveur dans l'abîme. Qui m'aurait aidé si j'avais été un fou comme ─ comme toi ! » conclut-il rapidement, dans un éclat de rire bref et dissonant.
 Pour la jeune fille, c'était comme si quelque chose lui resserrait la poitrine; était-ce la subite fraîcheur du soir, était-ce le caractère bizarre de l'étranger dans ces solitudes rocheuses ? « Je n'ai pas peur du Trollhättan », répondit-elle à voix basse, je le connais depuis mon enfance, et il ne m'a jamais fait aucun mal.
 « Le Trollhättan ! » Surpris, étonné, son étrange compagnon répéta le mot – « c'est votre Trollhättan, dont vous faites tant de bruit ? Laisse-moi voir comme votre célèbre monstre est vraiment sauvage ! »
 D'un bond, il avait atteint la plaque rocheuse qui, là-haut, surplombait directement l'écume de la cataracte, et, avec une hardiesse folle, il se pencha sur l'abîme pour le regarder. Cette fois, ce fut la jeune fille qui, angoissée, poussa un cri, il ne l'entendit pas, il ne fit que le percevoir, en se retournant, au mouvement de ses lèvres et à l'expression de son visage, et revint en riant et en relevant sur sa tête ses cheveux mouillés par la bruine.
 « Ça fait du bien au lièvre, quand les chiens sont sur ses traces, votre Trollhättan est un brave compagnon », dit-il gaiement. Cela t'aurait-il convenu, si de là-haut – il indiqua rapidement l'endroit – j'avais fait une chute ? »
 La jeune fille le regarda sans répondre, avec des yeux inquiets, des doutes semblaient peu à peu lui venir, que derrière que derrière le front bombé de l'étranger, tout fût bien en ordre. Celui-ci poursuivit sans attendre sa réponse:
 « Bah ! Tu ne serais pas descendue voir ce qu'étaient devenus mes os, seuls les chiens auraient perdu ma trace dans l'eau, et leur maître, en récompense, leur aurait strié le corps à coups de laisse. »
 Il leva les yeux, les sourcils froncés, et saisit de nouveau rudement le poignet mince de la jeune fille au point de lui faire mal. Il la tira, malgré sa répugnance, quelques pas en amont et, montrant le fleuve, il dit en baissant la voix:
 « Qui serait sourd et verrait d'ici comme il badine avec les fleurs sur le bord, comme le coucher du soleil se reflète tranquillement à sa surface, comme ses eaux coulent claires, transparentes et inoffensives, croirait-il, jeune fille, que dans les profondeurs le courant sombre s'élance et l'empoigne déjà quand, dans son insouciance, il se fie à lui, et qu'en quelques secondes, en ricanant, il va le précipiter et le fracasser dans l'abîme depuis longtemps prêt à l'engloutir ? Et pourtant, je te le dis, ton Trollhättan n'est qu'un jeu d'enfant comparé à un fleuve que je connais, qui
badine encore bien plus doucement avec les fleurs, dont le sourire est beaucoup plus ensoleillé et plus rayonnant, qui te prend dans ses bras, et te donne des baisers, et te caresse les joues – et ceux qui se tiennent debout sur ses bords sont tous aveugles et sourds, ils ne voient pas l'abîme qui s'ouvre devant eux, ils n'entendent pas le grondement de tonnerre qui étouffera leur cri de mort ─ ha ha ha !  ̶ pense à moi, jeune fille, quand tu entendras à nouveau parler de lui, il s'appelle ─ »
 Il avait exprimé cela hâtivement et avec une gaieté étrange et inquiétante. « Tu t'appelles comment ? » coupa-t-il brutalement, changeant d'avis.
 « Katharina Stenbock. »
 Elle le dit simplement, sans emphase, bien que le nom qu'elle prononçait fût l'un des plus nobles de la Suède. On pouvait même le reconnaître à l'effet qu'il exerça sur l'étranger, car, étonné, il fit un pas en arrière et, en mesurant pleinement la jeune fille des yeux, mais en même temps avec une amabilité chevaleresque visiblement plus grande, il dit:
 « Dieu ! L'aveuglement de ce pays est contagieux, sans quoi j'aurais dû te reconnaître au premier coup d'oeil, rose du Trollhättan. Ou plutôt » – et il y avait quelque chose d'étrangement conquérant dans le sourire dont il accompagna ces mots  ̶ « d'après les chansons à propos de ta beauté, je me serais fait une autre image de toi, Karin, puisque les yeux des chanteurs de notre pays sont émoussés comme ses épées. Je te remercie, tu dois savoir que j'ai en moi une certaine impulsion à faire des choses folles, et c'est au moins quelque chose fait pour l'éternité, d'avoir sauvé la rose du Trollhättan. »
 Karin Stenbock rougit légèrement; elle avait eu tort de douter de la raison de l'étranger, ses derniers mots le montraient. Mais elle avait également l'impression qu'elle ne devait pas les écouter, et de nouveau elle ne pouvait pas faire autrement, quand elle songeait à sa dette envers celui qui lui avait sauvé la vie. En outre, de ses paroles, peut-être davantage encore de ses pensées inexprimées, émanait quelque chose qui l'attirait vers lui par une affinité secrète. Comme dans ses propres yeux, il y avait dans l'expression changeante de ceux du jeune homme, la souffrance de Freya pour la perte de l'être aimé.
 Ainsi indécise, la jeune fille était plus belle que jamais et baissait les yeux vers la terre. Pendant quelques minutes, un sortilège enveloppa silencieusement les deux uniques silhouettes vivantes dans la vallée de rochers déserte. Le crépuscule commença à tomber, le vent s'intensifia et amena les nuages du lac Vänern, mais le jeune homme semblait avoir oublié toute l'intention et tout le but de son étrange venue, et ses yeux étaient posés, avec une lueur rêveuse qui auparavant leur avait été étrangère, sur le profil délicat, à demi détourné, de Karin.
 « La nuit tombe, il faut que je rentre à la maison », dit-elle enfin. Il se tenait là debout et ne bougeait pas; elle avait fait quelques pas vers l'amont et se retourna. Elle voulait lui demander quelque chose, mais contrairement à son habitude, elle se sentit gênée, et ne put trouver ses mots. Alors, soudain, il passa énergiquement sa main sur son visage, et la vieille expression était à nouveau dans ses yeux. Et également dans sa voix, quand il demanda brièvement:
 « Est-ce que Stenbock – est-ce que ton père est aussi à Stockholm ? »
 Elle secoua ses cheveux d'or clair. « Il voulait y aller, mais il s'est blessé au pied, et n'a pas pu monter à cheval. J'en ai été heureuse. »
 ̶ « Tu en as été heureuse, jeune fille ? Tu es jalouse du baiser de Christiern de Danemark ?
 ̶ « On ne doit pas être l'invité de son ennemi, ce n'est pas noble ─ ni sage non plus », ajouta-t-elle lentement.

 L'étranger s'approcha vivement d'elle. « Tu portes un jugement sévère sur la noblesse de ce pays. L'invité de son ennemi ? Sais-tu qu'avec ce mot tu risques ta tête ?  ̶ Le roi Christiern de Danemark est aujourd'hui roi de Suède, il est ton Seigneur, et s'il fait à ta maison l'honneur de sa visite, tu noueras les lacets de chaussures d'une nouvelle petite colombe d'Amsterdam. »
 Karin releva fièrement le front; de ses yeux sortit, en réponse, comme de profondeurs volcaniques latentes, un flamboiement qui illumina son visage.
 « Et si l'on t'y forçait par la violence ? », ajouta-t-il rapidement.
 « Alors je vous maudirais de m'avoir arraché de là ! » Ses lèvres frémissaient, tandis qu'elle montrait l'eau; les paroles de l'étranger avaient ouvert dans la frêle jeune fille les écluses d'un fleuve qui, insoupçonné, se précipitait et se déchaînait maintenant avec fracas dans son for intérieur, comme les chutes du Trollhättan. Mais avec une rapidité égale, elle se maîtrisa, et ajouta de sa voix habituelle:
 « Je ne sais pas qui vous êtes, que vous croyiez pouvoir rendre une jeune fille peureuse. Il y a encore en Suède des hommes qui, au prix de leur sang, épargneraient une telle honte aux filles de ce pays. »
 La question qu'elle essayait depuis longtemps de poser était cachée dans ses premiers mots; mais celui à qui elle s'adressait ne semblait pas y faire attention. Il demanda à demi railleusement:
 « Tu es bien courageuse, rose du Trollhättan. Tu connais un tel homme ? Tu sais son nom ? »
 Un pli hautain apparut à la commissure des lèvres de Karin. « Et si je n'en connaissais qu'un seul, il est déjà arrivé, parfois, qu'un homme, qui était vraiment un homme, a sauvé son peuple de l'esclavage. Oui » ─ , poursuivit-elle avec une irritation plus grande, regardant, d'un air de défi, droit dans les yeux du jeune homme fixés sur elle ─ « je n'aurais confiance en aucun autre bras au monde, qu'en celui de Gustave Eriksson. »
 Elle s'interrompit, effrayée, car son interlocuteur éclata d'un rire si perçant et si tranchant que, tout autour, il était renvoyé en écho par les rochers. « Tu connais Gustave Eriksson, Karin Stenbock ? », demanda-t-il.
 Mi-inquiète, mi-froissée, elle secoua la tête sans mot dire. Grinçant des dents, il dit après une pause:
 « Tu vois, tu répètes ce que les gens disent; mais moi, je vais te dire ce qu'est ton sauveur de la Suède. Il court comme un lapin d'un pays à l'autre, les dogues danois à ses trousses; il voit les valets de Christiern maltraiter les femmes et les enfants, et il se bouche les oreilles pour ne pas percevoir leurs cris; il entend les plaintes de son peuple et ne lui apporte pas d'autre consolation que des malédictions impuissantes. C'est un gredin et un poltron, qui la nuit se cache dans les fossés pour ne pas risquer sa précieuse vie, un moineau qui jure de se venger du vautour qui a fondu sur son nid, qui s'effraie au cliquettement du fer, qui tressaille comme un couard quand il entend craquer une branche sèche dans la forêt ─ »
 Il s'arrêta, comme s'il voulait ajouter une image à ses derniers mots, et tourna subitement la tête derrière lui, le regard attentif. Le vent qui fouettait plus vivement les nuages vers le haut, courait devant eux et secouait pêle-mêle les rameaux de la forêt de broussailles en les faisant craquer d'une manière perceptible, des gouttes isolées, éparses, commencèrent à tomber avec un crépitement caractéristique sur les feuilles sèches; durant quelques secondes, le jeune homme demeura dans son attitude d'écoute attentive, puis il se retourna brusquement vers la jeune fille et lui dit:
 « Karin Stenbock, il faut que je demeure cette nuit dans la maison de ton père. Ne te mets pas en colère contre moi. Tu parais faire cas de Gustave Eriksson; ce que j'ai dit de lui, je ne l'ai pas dit dans une si mauvaise intention, le mécontentement que je ressens à cause de son destin, à cause de sa patrie, m'a entraîné, je n'ai rien contre lui personnellement. »
 « Je ne le connais pas, je veux dire que je ne l'ai jamais vu de me propres yeux », répondit-elle calmement, « mais malgré tout, je crois le connaître mieux que vous. »
 « Tu le crois, jeune fille ? Moi non plus, je ne l'ai jamais vu de mes propres yeux; il y avait toujours un obstacle insurmontable sur le chemin, et je crains presque que cela se reproduise durant toute ma vie. Mais je l'ai entendu, ou plutôt j'ai entendu parler de lui, souvent, et il est possible que tu aies raison. Défends-le seulement, Rose du Trollhättan, et l'heure viendra peut-être où il pourra t'en récompenser et, bon Dieu !, comme je connais Gustave Eriksson, il serait capable de faire tomber la couronne de Suède de la tête de Christiern de Danemark, rien que pour la déposer aux pieds de Karin Stenbock, en remerciement de ne pas avoir douté de lui quand il avait renoncé à tout espoir et était prêt à se jeter devant les chiens. Et comme tu as parlé de lui de cette manière, je t'ai demandé si je pouvais passer la nuit chez vous, car moi aussi je suis chassé et poursuivi par les dogues danois, comme lui, et le bien que tu me feras, tu le feras à Quelqu'un qui ne hait pas moins jusqu'à la mort les ennemis de ton peuple que Gustave Vasa. »
 Il avait dit cela avec gentillesse et une noble fierté, si bien que Karin, malgré elle, lui tendit spontanément la main.
 « Venez ! » dit-elle « bien que vous ne vouliez pas me dire votre nom; si vous êtes un ennemi du Danemark, vous êtes le bienvenu dans la maison de Gustave Stenbock. »
 Un étonnement singulier put de nouveau se lire dans les yeux de l'étranger.
 « Est-ce que ces temps difficiles ne t'ont pas rendue plus prudente, Karin ? » demanda-t-il. « Sais-tu qui je suis ? Si j'étais un espion de Christiern envoyé pour te perdre, toi et les tiens ? Et dans le meilleur des cas ─ tu connais la menace du roi danois envers ceux qui cachent un banni – qu'importe qu'un fugitif anonyme de plus périsse, quand il peut s'agir d'un malheur pour toute ta maison ? Je te remercie pour ta bonne volonté, Karin, mais j'ai dormi pendant trop de nuits à la belle étoile pour avoir peur d'une nuit de plus. Adieu donc » ─
 « Il se peut que vous connaissiez Gustave Eriksson mieux que moi, vous connaissez mal Gustave Stenbock, en tout cas, si vous pensez que la peur puisse l'amener à refuser refuge et abri à un ami de la Suède », dit Karin sérieusement en l'interrompant. « Pour ce que vous venez de dire, je pense qu'on ne regagne la liberté d'aucun peuple par la méfiance et que ─ »
 Elle s'arrêta un moment, hésitante, et le regarda au visage.
 « Quoi, Karin ? » demanda-t-il.
 « Que si vos yeux mentaient, rien ne serait perdu pour la liberté de la Suède », compléta-t-elle simplement, de sorte que l'on pouvait presque voir comment un frisson de joie merveilleuse fondit sur le jeune homme. Il lui emboîta alors le pas sans plus faire mention de l'épreuve à laquelle il l'avait soumise, en montant la colline du haut de laquelle elle avait tout à l'heure suivi du regard le coucher du soleil. A L'Ouest, le ciel était encore bleu, et une ceinture d'or clair, resplendissant comme une lumière polaire s'élevant vers le zénith, y entourait l'horizon, tandis que, de l'Est, des masses de nuages de plus en plus lourdes s'approchaient en se poussant les unes les autres, masses dans lesquelles parfois, rareté pour le Nord à cette saison, des éclairs à l'éclat bleuâtre s'agitaient et tremblaient en tous sens. La pente rocheuse qu'ils avaient gravi tous deux n'était pas haute, mais assez raide, et ils s'arrêtèrent un moment au sommet pour reprendre haleine. L'étranger regarda autour de lui, on voyait loin sur la
terre, dans le crépuscule, vers le Sud, l'Est et l'Ouest; seulement vers le Nord, les montagnes plus hautes, au-delà du Trollhättan, barraient la vue.
 « L'orage arrive de Stockholm vers nous », murmura-t-il entre ses dents, « je le savais déjà, les dernières journées étaient trop belles. »
 « C'est le passé, l'avenir de la Suède est là-bas », dit la jeune fille pleine de confiance, en lui montrant l'éclat doré de l'Ouest.
 Il eut un sourire amer. « Mais cet avenir disparaît avant nous, et notre journée sera finie quand il reviendra. »
 Il frappa violemment la terre du pied, et regarda farouchement autour de lui. « Maudits soient tous ceux qui pensent ainsi », dit-il avec véhémence. « Tous ceux qui ne risquent pas tout pour la liberté de ce pays ! Maudite soit ta beauté, rose du Trollhättan, si tu t'en servais pour autre chose que pour récompenser le libérateur de la Suède ! »
 Pendant ces paroles de colère, un premier coup de tonnerre roula longuement; Karin, le front et les joues enflammées d'une rougeur foncée, descendit rapidement l'autre versant, en pente plus douce. Son coeur battait fort et sa main tremblait, de sorte que le papillon, qui, paisiblement, les ailes refermées, s'y trouvait encore posé, remua ses antennes d'une manière inquiète. De lourdes gouttes tombaient plus drues et plus serrées autour d'eux; devant, dans le demi-jour, il y avait un groupe d'arbres denses, des tilleuls aux rameaux déjà complètement dénudés, et des ormes dont les hautes branches portaient encore des feuilles sombres. Au travers apparaissait le toit d'un vieux bâtiment qui ressemblait à un château.
 « C'est Torpa ? » interrogea de nouveau l'étranger. Karin fit un signe affirmatif sans mot dire.
 « Et Brita Rosen, ta mère, est à la maison ? »
 Elle acquiesça encore et, étonnée, leva les yeux vers lui. « vous paraissez nous connaître, et il me semble qu'il serait juste que je puisse dire la même chose de vous au moment où je vous confie à la protection de mon père. »
 « Tu as raison, Karin, c'était folie de ma part de taire si longtemps mon nom insignifiant, répondit-il promptement. « Je m'appelle Gustave Folkung, et si je peux te demander quelque chose de plus, s'il te plaît, ne me mène pas chez tes parents, et ne dis à personne que tu m'as rencontré. Je sais que vos domestiques n'ont plus rien à faire à la ferme à cette heure; laisse-moi me glisser en secret dans une étable et passer la nuit dans le foin. »
 Elle répéta le nom: « Gustave Folkung » et, songeuse, elle ajouta: « J'ai entendu parler de vous, vous êtes un ami de la Suède; il est étrange que tous ceux qui le sont s'appellent Gustave. Non »  ̶ en sursautant, presque effrayée, elle se dégagea de ses pensées  ̶ « non, » répéta-t-elle, mais d'un autre ton, et tournée vers son interlocuteur, « vous ne pouvez pas passer la nuit de cette manière, Monsieur Folkung. Vous avez l'air fatigué, et vous avez absolument besoin d'un bon lit; il y a un autre endroit chez nous pour quelqu'un qu'on pourchasse, car, à part ma mère, il n'y a personne à la maison. »
 « Tu as raison, Rose, je suis fatigué, ils m'ont poursuivi sans relâche ces derniers jours, et dormir me ferait du bien », murmura Folkung plutôt pour lui-même que pour son accompagnatrice. « Je ne me méfie pas des tiens, Karin », continua-t-il à voix plus haute, « cependant un secret est mieux gardé dans une seule main que dans deux. Tu ne peux pas mentir, jeune fille – jure moi qu'en aucune circonstance tu ne trahiras ma présence à qui que ce soit, et je te suivrai où tu me mèneras; car tu l'as dit: je suis fatigué, vraiment fatigué. Demain, avant l'aube, je vous aurai quittés. »

 Karin approuva de la tête. « Je ne sais pas quelles sont vos raisons, mais je vous dois de faire ce que vous voulez, car vous m'avez sauvé la vie, et êtes un ennemi de nos ennemis. Je jure que je ne trahirai votre présence à personne. Venez ! »
 Dans l'ombre profonde des ormes où ils étaient entrés, elle saisit sa main et le tira derrière elle. La pluie tombait maintenant à flots sur les arbres, dominant le bruit de leurs pas. Karin marchait en silence, plongée dans ses réflexions. « C'est la seule chose sûre », murmura-t-elle entre ses lèvres, mais non si faiblement qu'il ne le perçût pas, et il demanda ce qu'elle avait voulu dire. Elle répondit tout de suite qu'il n'y avait qu'une seule chambre à la maison où, quoi qu'il arrive, personne ne pouvait entrer pendant la nuit, c'est là qu'elle le mènerait. Le long bâtiment qu'ils avaient vu de loin était maintenant devant eux. Il était presque entièrement enveloppé par l'obscurité, au rez-de-chaussée seulement et à une pièce du premier étage, on voyait la lueur d'une lampe. La première était allumée dans une salle à côté de la porte principale, et l'on apercevait à travers les fenêtres les visages rudes des valets et des servantes se mouvoir autour d'une lampe à huile vacillante dans le courant d'air.
 Karin évita le portail ouvert et tira son compagnon sur le côté, apparemment à travers un jardin jusqu'à la face arrière du château de Torpa. Là, le vent d'Est hurlait plus fort et, de toute sa puissance, il fouettait le mur de ses larges gouttes ; pourtant l'oreille fine d'un énorme dogue qui tournait autour de la maison perçut les pas des arrivants et fit entendre un grondement sourd, jusqu'à ce que Karin l'appelât impérieusement à voix basse. Le chien accourut en bondissant joyeusement et en poussant des sons plaintifs, mais il recommença à gronder quand il flaira la présence de l'étranger.
 « Du calme, Björn, c'est un suédois, pas un danois ! » ordonna la jeune fille, et le dogue fit encore un léger petit jappement et, satisfait, s'accroupit à côté de sa maîtresse. Celle-ci tâta le mur sombre et tira un lourd verrou; elle referma la porte de l'intérieur et conduisit son protégé par un escalier sans lumière et d'étroits couloirs jusqu'à une autre porte. Là, elle sortit une clef et ouvrit. C'était un autre air qui venait à la rencontre de Folkung dans l'obscurité; quelque chose qui, malgré le mois de novembre, répandait comme un souffle de printemps, chaud et cependant frais et plein de parfums comme un matin d'été – mais à peine avait-il franchi le seuil que sa conductrice lâcha sa main et lui chuchota hâtivement:
 « De la lumière, je ne peux pas vous en apporter, elle vous trahirait; il ne faut pas non plus faire de bruit, car la chambre de ma mère est attenante à celle-ci. Elle-même a l'oreille extrêmement fine, et, en outre, un de ses valets ou une de ses servantes pourrait être présent. Mon père est parti chez un voisin qui est un ami, et il ne rentrera pas avant demain. Aussitôt que je pourrai le faire sans être vue, je vous apporterai à manger; poussez le verrou de l'intérieur, et n'ouvrez que si l'on gratte à la porte en appelant: « Gustave Vasa ». Et puis, là, devant la fenêtre, il y a un banc ─
 Cela dit, elle hésita un moment ─ « non », corrigea-t-elle promptement. « Vous êtes épuisé; ici, à gauche, vous trouverez un lit, allongez-vous et reposez-vous; seulement ─ seulement, si vous vouliez enlever vos chaussures ─ »
 Elle prononça un peu troublée et de manière décousue cette dernière demande, mais avant que Folkung ait pu réfléchir au sens de celle-ci, il entendit la porte se fermer.
 « N'oubliez pas le verrou » chuchota-t-elle encore une fois du dehors. Mais il n'obéit pas, et, au contraire, machinalement, il ouvrit tout grand la porte, et suivit la jeune fille des yeux dans l'obscurité. « Karin » appela-t-il d'une voix étouffée, mais aucune réponse ne lui parvint, le vent sifflait seulement d'une manière violente à travers le couloir sombre, parce que la fenêtre de la chambre où il se tenait était ouverte. Le courant d'air froid lui fit reprendre conscience, il ferma la porte et poussa
le verrou. Puis il alla à la fenêtre dont la cavité gris mat contrastait avec l'obscurité complète qui l'entourait. Il laissa la pluie le battre au visage et regarda dehors. On ne pouvait pas reconnaître le sol, mais, d'après le nombre des marches qu'il avait montées dans l'escalier, il calcula à quelle distance il devait se trouver. Il fut interrompu par l'aboiement joyeux du dogue, qui venait du jardin, et se perdait de plus en plus en direction de la façade de la maison, désignant l'endroit où se trouvait la jeune fille qui prenait en sens inverse le même chemin qu'à l'aller.
 « Gustave Vasa » murmura-t-il pour lui, « la Rose du Trollhättan dit que Gustave Vasa est le mot de passe. Elle aurait dû dire que Gustave Eriksson est un fou, qui ne sait pas ce qu'il fait depuis qu'il a senti la main d'une jeune fille dans la sienne.»
 Sans faire de bruit, il quitta la fenêtre, et tâtonna le long des murs de la pièce pour se rendre compte. Tout était solidement construit pour se protéger du vent et du froid; de hautes armoires moulurées se tenaient dans les coins, puis de nouveau le mur. Non, maintenant sa main rencontrait du bois, mais lisse et sans ornement, comme celui d'une porte. En même temps, une lueur filtrait à travers une fente étroite, et aussitôt se fit entendre le son d'une voix connue, de sorte que Folkung s'arrêta pour écouter:
 « Bonsoir, mère », dit Karin à haute voix. Son interlocutrice répondit: « Tu es restée longtemps dehors, Karin; je crois que la nuit tombe. »
 Celle qui s'exprimait ainsi ne devait pas seulement avoir la vue faible, elle devait être complètement aveugle. « Il fait nuit, mère, répondit la jeune fille, et le vent est déchaîné. J'ai été au Trollhättan et j'ai sauvé la vie à un des derniers papillons. Tu le connais, celui aux étoiles rouges, qui vole là-haut vers le Kinnakulle. Il voulait traverser le Trollhättan, et il y tombait; je l'ai sauvé à cet instant, et depuis, apprivoisé, il se tient tranquillement dans ma main. Il n'a pas dit qu'il me remerciait, mais je sens qu'il sait ce qu'il me doit, et qu'il m'est reconnaissant. S'il en avait la puissance, il risquerait en retour sa vie pour moi. Viens, petit être fou, mets-toi là, sur ces fleurs. »
 Gustave Folkung entendait chaque mot à travers la porte; il eut un frisson étrange au singulier remerciement que Karin attribua ingénument au papillon et, malgré sa fatigue, il ne pouvait pas quitter sa position d'écoute. Il perçut le soupir de la vieille et sa réponse:
 « Tu es une enfant, tu fais joujou avec des papillons. Tu aurais dû le laisser où il était, ç'aurait été mieux pour lui. Je le sens dans mes yeux, de mauvais jours de tempête viennent sur la Suède, qui emporteront beaucoup de ce qui a été sauvé jusqu'aujourd'hui encore. Lis-moi, Karin, quelque chose dans le livre dont je t'ai raconté les histoires quand tu étais petite. Ouvre-le à la page douze, et lis-moi ce qu'il dit du chanteur, dont la harpe vantait les hauts-faits de ses aïeux, et ne pouvait pas vanter ceux de ses descendants. Il était aveugle, et assis au bord du Trollhättan; il brisa alors sa harpe contre les rochers et sauta dans le gouffre. »
 Celui qui écoutait entendit la jeune fille traverser la chambre; sans faire de bruit, il tâtonna jusqu'à la fenêtre, mais dans l'obscurité sa main passa sur une table et heurta un objet, qui roula et tomba sur le sol, se fracassant bruyamment. Hâtivement, il poursuivit son chemin et se jeta précautionneusement sur le lit que son accompagnatrice lui avait indiqué. De l'autre côté la voix de la vieille femme dit, en interrompant la lecture commencée:
 « Björn est-il dans ta chambre, Karin ? J'ai entendu tomber quelque chose; dis à Ingeborg de prendre de la lumière et d'aller voir. »
 La servante désignée, qui était assise en silence dans un coin, se leva et saisit un chandelier. Mais Karin se leva en même temps qu'elle et dit tranquillement:
 « Reste, Björn est dehors. Ma fenêtre est ouverte, et le vent s'y engouffre violemment; je n'ai pas besoin de lumière. » Elle ouvrit la porte et la laissa ouverte derrière elle, en se dirigeant d'un pas ferme vers la fenêtre en cause; elle la ferma bruyamment. La lueur d'une lourde lampe métallique ingénieusement élaborée entra dans la pièce, et Folkung vit droit devant lui le visage de la vieille femme, assise à la table dans un fauteuil, qui regardait devant elle dans le vide. C'était le même front haut et joliment bombé que celui de sa fille, mais traversé de rides profondes et presque entièrement entouré d'épais cheveux blancs. Pourtant ses bras, presque dénudés jusqu'au coude, selon la coutume de l'époque, étaient encore tout à fait ronds et blancs; elle devait être plus jeune qu'elle ne le paraissait et, debout, elle devait faire une impression fière et imposante. Les yeux de Folkung ne pouvaient pas se détourner d'elle, il murmura silencieusement entre ses lèvres: « Tu as vieilli, Brita Stenbock; tu étais une belle femme, quand je grimpais sur tes genoux dans la maison de Sten Sture, et tirais sur la chaîne à ton cou, offerte par Johann de Danemark. »
 Il se tut et sa tête fut repoussée sur le côté, comme mue par une force invisible. La robe de Karin passa tout près de lui, le frôlant, il ne put maîtriser sa main, qui s'avança pour saisir et retenir la jeune fille. Il chuchota son nom et pressa le bout de son vêtement contre ses lèvres. Mais Karin se libéra d'un coup sec, et, regagnant l'autre chambre, elle dit d'un air rieur:
 « L'orage ne fera plus de bêtises. Ne te conduis pas comme un fou, orage, et tiens-toi en repos. »
 Elle se retourna pour le menacer du doigt en plaisantant, et referma la porte. Madame Stenbock dit en levant la tête:
 « Tu es comme une enfant, ce soir, Karin ─ »
 « Nous avons déjà fait connaissance tout à l'heure, l'orage et moi », interrompit-elle, insouciante, « il est impétueux et présomptueux, mais quand je pose la main sur lui, il se laisse dompter et devient tranquille et doux. »
 La vieille femme haussa les épaules. « Tu as de nouveau bavardé avec tes esprits élémentaires au Trollhättan, pour dire des choses si puériles ? Continue à lire ! L'orage ne semble guère prêter attention à tes ordres, car je sens à mon épaule qu'il s'intensifie. J'aurais voulu que ton père ait été à la maison cette nuit, ou au moins Gustave ─ »
 Folkung n'entendait plus, vaincu par la fatigue. Il reposait dans un demi-sommeil, et des vagues de pensées orageuses passaient sur son front, mais ensuite la main de Karin Stenbock s'y posa soudain, elles se dispersèrent et se calmèrent. Dehors le vent sifflait, et de temps en temps Björn hurlait contre lui, d'une plainte longuement étirée. Dans son rêve le dormeur pressait le coussin doux contre sa joue, et, dans un murmure, répétait les mots que tout à l'heure avait dits la vieille femme: « Björn est-il dans ta chambre, Karin ? »
 Un frisson parcourut les membres du rêveur. « ─ Ta chambre, Karin ? » répéta-t-il, et il respira profondément.
 Soudain, dans un sursaut, il se dressa et, incertain, regarda fixement autour de lui. L'obscurité dans laquelle il s'était endormi avait disparu, et la chambre était pleine de lumière. Du moins au premier instant la lumière lui parut-elle vive et éblouissante; puis il se rendit compte que la lune, sortie entre deux nuages, la projetait sur la fenêtre. Cependant ce n'était pas la lumière qui l'avait réveillé; c'était un son, ou une suite de sons, qui avait atteint son oreille. Un bruit confus, comme un roulement de tonnerre étouffé, était venu de loin, s'était amplifié de plus en plus et, coupé net, s'était tu.
 L'hôte clandestin du château de Torpa écoutait, l'oreille aux aguets. Au lieu du ronflement de tonnerre, il perçut à l'extérieur des hennissement de chevaux, et des pas d'hommes pressés montaient l'escalier de la façade.
 La porte de la grande chambre, dans laquelle les deux femmes de la famille Stenbock étaient assises à table, s'ouvrit largement, et une silhouette d'athlète aux larges épaules franchit rapidement le seuil. Les cheveux grisonnants, ébouriffés par l'orage, flottaient autour du front nu et osseux de l'homme, ses lèvres remuaient fébrilement, en partie d'excitation, en partie, à ce qu'il semblait, de douleur, douleur provoquée par sa marche rapide, au cours de laquelle il oubliait de s'appuyer sur son épée, et devait remorquer son pied gauche.
 Du même côté le manteau était tombé de son épaule, et au-dessus de celle-ci se montrait la tête, entourée de cheveux blonds, d'un jeune homme dont les yeux à l'éclat inquiet cherchaient Karin.
 « Père ! » s'écria-t-elle en se levant. Il y avait dans le ton quelque chose d'une surprise un peu désagréable, qui cependant, au second regard qu'elle jeta sur celui qui était entré, se changea en un véritable effroi. « Qu'est-ce qui t'est arrivé, père ? »
 « A moi ? » Gustave Stenbock porta la main à sa gorge, comme s'il voulait en arracher quelque chose, et essaya de parler. Mais sa poitrine ne fit que haleter, et il n'en sortit aucun son.
 « Pour l'amour de Dieu, Gustave, qu'est-il arrivé ? », répéta Karin, s'adressant au jeune homme qui s'était précipité vers elle.
 Lui aussi était hors d'haleine, ses vêtements ruisselaient de pluie ; la boue du chemin et la terre glaise avaient recouvert d'une croûte durcie ses hautes bottes à l'écuyère jusqu'aux genoux. Il pouvait être âgé d'à peine deux ans de plus que Karin; on voyait que l'expression sombre qui ce soir-là se montrait dans ses yeux bleu clair ne leur était pas naturelle, non plus qu'à sa physionomie ouverte. Ses mains tremblaient aussi d'excitation, et ses genoux fléchissaient par suite de la fatigue et de l'épuisement.
 Un silence de quelques secondes, pendant lequel personne ne répondit, plana dans la chambre, mais il fut interrompu par la voix de la maîtresse de la maison. Elle s'était dressée contre la table, et demanda à voix haute, la tête penchée en avant:
 « Qui est venu avec Stenbock ? C'est Gustave Rosen ? »
 « Oui, mère », répondit Karin, qui avait posé son front sur la poitrine de ce dernier et lui avait jeté les bras autour du cou, tandis qu'avec fougue, il embrassait tendrement ses yeux et ses tempes. « Tu es vivante, oui, tu es vivante », murmura-t-il, troublé.
 Stenbock avait jeté par terre ses vêtements de dessus, trempés, et, presque avec colère, il fit signe au jeune homme:
 « Parle, Rosen, dis-le leur sans ménagement, comme tu me l'as dit. »
 Gustave Rosen se libéra doucement des bras de Karin et s'avança vers madame Stenbock. « Asseyez-vous, ma tante », dit-il en prenant sa main et en l'aidant à se replacer dans son fauteuil, « je vous apporte une salutation de la part de Christiern de Danemark. »
 Les mots, prononcés d'un ton inquiétant et étrange, se dissipèrent dans la grande chambre. Personne n'y répondit rien. La porte par laquelle les deux hommes étaient entrés était restée ouverte, et les visages des valets qui avaient suivi leur maître en montant l'escalier regardaient à l'intérieur de la pièce d'un oeil scrutateur. Mais tout était muet comme la mort, seul Björn hurlait sourdement dehors dans la nuit, et seule Brita Stenbock demanda d'une manière fortement accentuée:
 « Gustave Rosen, tu veux entrer dans le clan Stenbock; pourquoi est-ce que tu hésites ? Les femmes de Suède sont devenues des hommes, puisque les hommes de ce pays se comportent comme des femmes. Quelle sorte de message apportes-tu de la part de Christiern de Danemark ? Sa poignée de main est trahison, et sa salutation signifie mort. »
 « Vous l'avez dit, Brita », répliqua sombrement le jeune homme. Il saisit la main de Karin, qui l'avait suivi, et la retint convulsivement dans les siennes. « Hier
soir, je suis venu de Stockholm à cheval », continua-t-il, les lèvres tremblantes, « au lac Vättern, j'ai rencontré ton père, qui voulait se rendre là d'où je venais ─ »
 La femme aux cheveux blancs se dressa maintenant de nouveau hors de son fauteuil. « Tu nous avais trompées, Stenbock, tu voulais aller voir Christiern de Danemark ? » demanda-t-elle d'une voix dure.
 Gustave Stenbock jeta son épée sur le sol sans répondre, en grommelant un juron. Le jeune homme intervint promptement:
 « Je le lui avais conseillé, la Noblesse tout entière avait suivi l'ordre du roi, et je craignais qu'il ne l'expie, s'il ne venait pas ─ »
 « La Noblesse de Suède tout entière est lâche et traîtresse », cria l'aveugle en colère.
 « Brita Stenbock, vous êtes injuste, et vous regretterez vos paroles », répliqua le jeune homme d'une voix sourde. « Ceux dont vous parlez sont sourds à la louange comme au blâme. Depuis hier soir, la Noblesse de ce pays n'existe plus. Le Mälaren est rouge de son sang  ̶ qui a bu avec le roi à Stockholm a payé le banquet de sa tête  ̶ Christiern de Danemark a décapité toute la Noblesse de Suède ! »
 Qui l'avait laissé échapper ? Du coin de la chambre parvint un rire aigu et tranchant, si bien que celui qui parlait tourna involontairement la tête à sa recherche dans cette direction. Karin aussi avait tourné la sienne, sa main tremblait dans celle de son fiancé, et son visage était soudain devenu blême.
 Quel visage ne l'était-il pas, après les derniers mots que Gustave Rosen avait prononcés ? Le regard scrutateur de Stenbock parcourut les personnes présentes, ainsi que les têtes des serviteurs qui, selon l'ancienne coutume suédoise, pénétraient dans la chambre familiale lors des événements extraordinaires.
 « Y a-t-il un traître danois parmi nous ? Qui a ri de la ruine de la Suède ? » demanda-t-il, menaçant, en fronçant ses sourcils gris et épais.
 Personne ne répondit, seule Karin s'avança et affirma: « On aurait dit un rire, mais ce n'était que l'orage, père. »
 Rosen regarda vers la porte qui menait dans la chambre de la jeune fille. « J'ai l'impression que ça venait de là », répliqua-t-il; « qu'est-ce que tu as, Ingeborg ? »
 La servante avait également dirigé ses yeux inquiets vers la porte. « Il y avait déjà des bruits suspects là-dedans avant votre arrivée, Monsieur Rosen; mais Mademoiselle Catherine a eu le courage d'y aller. »
 Le jeune homme avait tiré son épée et machinalement fait un pas en direction de la porte, mais Karin lui barra le chemin.
 « Ingeborg est folle de peur, elle croit aux fantômes », dit-elle en saisissant son bras, « crois-moi, c'était le vent ─ »
 Elle le poussa doucement pour l'éloigner de la porte. Brita Stenbock, comme foudroyée, était retombée dans son fauteuil et, couvrant son visage de ses mains, n'avait rien perçu de l'incident. Mais maintenant elle se leva de nouveau, sans vaciller, le visage d'une froideur de glace, et demanda d'une voix assurée:
 « Qui a été décapité, Rosen ? Dis-moi les noms. »
 Le jeune homme se retourna et remit son épée au fourreau; on voyait qu'il avait l'habitude d'obéir à la voix de la vieille femme.
 « Demandez qui a échappé, ma tante, et il est facile de les nommer », répliqua-t-il, « car ils se trouvent dans cette chambre, votre époux et ─ moi », ajouta-t-il après un instant d'hésitation.
 Les lèvres de Madame Stenbock furent prises d'un tremblement convulsif particulier. « Tu étais avec eux à Stockholm, Rosen, comment se fait-il que tu n'aies pas partagé le destin de la Noblesse suédoise ? »
 « J'ai échappé grâce à un hasard heureux », repartit le jeune homme embarrassé et à voix plus basse. Il détourna la tête quand les yeux de Karin le toisèrent rapidement, d'un regard craintif et effaré, autrement qu'auparavant. La maîtresse de la maison répéta ses derniers mots entre les lèvres, d'une voix blanche.
 « Grâce à un hasard heureux. Réjouis-toi à son sujet, Karin, car sinon la tête de Gustave Rosen serait couchée, à côté des têtes de la vaillante Noblesse suédoise. » L'expression d'indignation et de doute, qui pour un moment s'était montrée dans les yeux de la jeune fille, disparut, et, frémissante, elle posa sa tête sur la poitrine de son fiancé. Avec une froideur glaciale, Brita Stenbock continua:
 « N'est-il resté personne ─ personne sur qui puisse reposer l'espoir de la Suède, hormis Stenbock ─ et hormis toi ? »
 Le ton sur lequel les derniers mots avaient été ajoutés, était trop clair pour qu'on pût y répondre par du silence. Stenbock qui jusqu'ici, plongé dans de sombres pensées, était resté taciturne, leva les yeux d'un air de colère et dit:
 « J'ai l'impression, Brita, que maintenant, qu'aujourd'hui, ce n'est pas le moment de renouveler une vieille injustice. Tu parles sans savoir, femme. Est-ce que Gustave Rosen t'a offensé parce qu'il m'a sauvé la vie ? S'est-il acquis un mérite aux yeux de Christiern de Danemark parce qu'il l'a empêché de placer ma tête à côté de celle des autres ? »
 « Mère ! » s'était aussi écriée Karin dans un élan de fierté mécontente. Mais la vieille femme l'interrompit d'un air et d'une voix inchangés.
 « Je t'ai demandé, Rosen, si personne d'autre n'a échappé au bain de sang. »
 Le jeune homme devait avoir des raisons de se maîtriser, et la raison principale devait être la belle jeune fille, dont il entoura le cou de son bras légèrement tremblant, car il répliqua plus calmement que les autres:
 « Je crois que Gustave Eriksson est le seul qui s'est échappé, ou plutôt qui n'est pas du tout allé à Stockholm. Le renard a flairé le piège ─ »
 « Parle avec respect de Gustave Vasa, petit garçon ! » tonna la vieille femme, si bien que Rosen, intimidé, se tut. Mais sa soudaine véhémence retomba vite. « Gustave Eriksson, dit-elle lentement, était un enfant quand il m'a appris l'attitude qui convient à une Suédoise. Tant qu'il vit, rien n'est perdu ─ et tout peut-être gagné », ajouta-t-elle à voix plus basse pour elle-même.
 Elle ouvrit ses paupières et arrêta les étoiles de ses yeux sans expression dans la direction d'où la voix du jeune homme s'était dernièrement fait entendre.
 « Je ne veux pas t'offenser, Gustave Rosen », continua-t-elle. « Tu étais un jeune garçon jusqu'ici; maintenant l'heure est venue pour toi de montrer si le sang de ton père, ou si le sang danois de ta mère, coule dans tes veines. »
 Karin regarda joyeusement son bien-aimé.
 « Gustave a un coeur suédois aussi fidèle, mère, que toi et moi, que père et que Gustave Vasa », dit-elle. Mais il est trop tard, vous devriez aller vous coucher, et réfléchir demain sur ce que vous avez à faire. » Stenbock secoua la tête. « Il est possible que demain, ce soit trop tard, Christiern est rapide ─ comme la peste. » Rosen était aussi de cet avis. « Je sais qu'un ordre a été publié de rechercher dans tout le pays l'un ou l'autre de ceux qui figurent sur la liste du compagnon barbier Slaghök, et ont échappé à la mort. Conformément à cet ordre, l'archevêque Trolle a lancé une accusation contre eux. »
 « La malédiction de Dieu soit sur le traître ─ » L'expression passionnée de Brita Stenbock fut étouffée par un hurlement plus rapproché et plus fort de Björn, qui, aboyant férocement, gravit l'escalier et parvint devant la chambre.
 « Tous les conseillers laïcs du Royaume, deux évêques, le bourgmestre et les sénateurs de Stockholm ont été décapités ensemble », continua Rosen, excité. « Les
portes ont été fermées subitement, toutes les rues occupées par des soldats danois, qui pendant la nuit avaient été amenés en secret par bateau. Qui était présent à l'exécution et s'en plaignait à voix haute était saisi par les bourreaux et assassiné avec les autres. L'archevêque Trolle implorait le Roi à genoux d'accomplir l'excommunication du Pape et de mettre à mort les prisonniers ─ »
 Un échange de paroles animé et un cliquetis d'armes se firent entendre dans l'escalier et interrompirent le discours du jeune homme; d'un bond, Björn se précipita violemment par la porte ouverte, et, poussant des gémissements, la gueule aux yeux étincelants tournée en arrière, il sauta aux épaules de Karin. Derrière lui suivait hors d'haleine un des valets qui bredouilla:
 « Seigneur, cachez-vous ─ les danois arrivent et vous cherchent ─ ils sont déjà dans la maison. Nous sommes trop faibles pour leur résister. »
 La silhouette puissante de Stenbock se redressa, sa main s'appuya sur la poignée de son épée, et il répondit fermement à voix haute :
 « Pourquoi dois-je m'enfuir de ma maison ? Je n'ai aucun crime sur la conscience. »
 Au même instant, la porte que, dans son angoisse, le valet avait fermée derrière lui, se rouvrit violemment, un capitaine danois entra, l'épée à la main; derrière lui des soudards armés de hallebardes se précipitèrent dans la chambre. Il s'était passé si peu de temps entre la première nouvelle de leur arrivée et leur apparition, que, hormis le maître de la maison, aucune des personnes qui se trouvaient dans la pièce n'avait pu recouvrer la maîtrise des traits de son visage après la première impression de surprise. Elle avait éveillé une lumière spectrale dans les yeux morts de Brita Stenbock, dirigés vers la porte, brillants d'une haine mortelle; le coeur de Karin battait d'une manière audible et son regard, dans une inquiétude fiévreuse, vola vers la porte opposée qui menait dans sa chambre, pendant que Gustave Rosen s'était, machinalement, vite placé dans l'ombre de la fenêtre faiblement éclairée par la lampe, et tournait son visage devenu rouge vers l'extérieur et la nuit. Ingeborg, la servante, était assise dans son coin en se lamentant et en couvrant son visage de ses mains, seul Björn maintenait fermement ses yeux étincelants dirigés sur ceux qui pénétraient dans la chambre, il se jeta sur le sol, en grondant sourdement, devant la porte de la chambre de sa maîtresse, non sans flairer et examiner de temps à autre avec son museau, par un trou dans le seuil, l'air de l'autre côté de la porte.
 Le capitaine danois, après avoir parcouru la chambre d'un regard scrutateur, se dirigea rapidement vers la silhouette tranquillement dressée du maître de la maison. « Monsieur Gustave Stenbock ? » demanda-t-il brièvement.
 L'homme auquel il s'adressait acquiesça, sans changer de position.
 « Sa Majesté le Roi Christian II de Suède vous fait dire qu'il regrette que vous n'ayez pas accepté son invitation à vous rendre dans sa capitale de Stockholm. Mais il veut oublier que vous l'avez par là offensé et que vous vous êtes refusé d'accéder au voeu de votre souverain. C'est pourquoi sa Grâce se contente de ne pas vous infliger pour votre opposition de peine plus sévère que celle de vous interdire, sous peine de la perte de votre tête, de ne pas quitter votre propriété, jusqu'à ce que lui-même vous en donne la permission. Sous peine de la perte de votre tête, Monsieur Gustave Stenbock ! J'ai accompli ma mission. »
 Stenbock respira puissamment. « Personne n'a le droit, sans le jugement du Conseil du Royaume de Suède, de retenir prisonnier un Noble de notre pays », répondit-il d'une voix ferme.
 Le capitaine détourna de lui la tête, avec indifférence, vers les valets de la maison, au milieu desquels un murmure sourd avait accompagné ses paroles.



 « C'est la volonté de Sa Majesté, que toute protestation contre ses ordres soit à l'instant punie de mort. Mettez dans les chaînes le rebelle qui a murmuré et conduisez-le à Stockholm », commanda-t-il.
 Les soldats s'emparèrent du valet désigné, auquel aucun de ses compagnons n'osa venir en aide. Seule la main de Stenbock se cramponna convulsivement à la poignée de son épée. Le capitaine le remarqua et, jetant un regard perçant sur lui, poursuivit:
 « Sa Majesté sera heureuse d'apprendre qu'elle possède en vous un serviteur fidèle et obéissant, Monsieur Stenbock. Il ne doute pas que vous ne ferez pas de votre maison le refuge des fuyards coupables de haute trahison, dont la tête est mise à prix, et qui errent dans le pays pour provoquer des émeutes. Mais j'ai l'ordre formel de perquisitionner dans chaque demeure de cette contrée sans exception, et je regrette de ne pas pouvoir vous épargner ce désagrément à une heure si tardive. Commencez par la chambre d'à côté, par celle-ci », ajouta-t-il en se tournant vers les soldats.
 Cependant la force grâce à laquelle le maître de la maison avait réussi à se contenir était épuisée. Oubliant sa jambe blessée, il s'était jeté d'un bond face aux soldats qui s'avançaient et, tirant son épée, il se plaça entre eux et la porte.
 « Dites à Christiern de Danemark », déclara-t-il d'une voix forte, « qu'il regretterait de ne pas pouvoir compter ma tête parmi celles des autres Nobles suédois ! Il est le maître dans son château, je le suis dans le mien. Je l'invite à venir à moi en hôte, et dites-lui que je regrette encore plus qu'il ne se tienne pas maintenant à la place de son traban, pour que je puisse lui rendre l'hospitalité de Stockholm. »
 Ces paroles furent proférées de façon méprisante et amère, et accompagnées du sifflement dans l'air d'un coup de la grande épée, de sorte que les soldats les plus proches, effrayés, reculèrent et, indécis, ils regardaient la carrure de l'Hercule grisonnant qui défendait la porte. Au front de l'officier danois, les artères se gonflèrent sombrement, il fronça les sourcils d'une manière menaçante. Il fit signe en même temps aux hallebardiers derrière lui, qui abaissèrent leurs armes et il dit d'un air impérieux:
 « Monsieur Gustave Stenbock, si j'écoutais mes pleins pouvoirs, vous auriez mérité la mort. Au nom du Roi Christian de Suède, dégagez ! »
 Les hallebardiers avançaient en ligne fermée, mais Stenbock ne bougea pas. Il regardait fixement, d'une manière ferme, les pointes qui se rapprochaient, puis, avec une expression de contentement et de fierté, il enlaça de son bras le cou de sa fille qui était accourue vers lui en criant: « Je suis avec toi, père ! », et se tenait sans crainte, dressée de toute sa taille à côté de lui.
 Seulement les tranchants de fer ne s'arrêtèrent pas. Ils étaient habitués au sang, et dans la guerre sauvage de conquête et d'assujettissement que le roi danois menait contre la Suède, il était impossible que ce fût la première poitrine de jeune fille à laquelle ils faisaient face. Insensibles à la beauté de celle qu'ils menaçaient, ils avançaient, aucun cil de l'oeil froid du capitaine ne frémissait, on pouvait compter les secondes dans lesquelles les lances étincelantes atteindraient la porte, après avoir perforé et étendu au sol ce qui se trouvait sur leur passage.
 Mais il y avait encore une personne dans la chambre, qui jusqu'alors avait assisté en spectateur muet à l'événement. Non pas la maîtresse de la maison: sans y prendre part, elle était assise comme auparavant à sa table et, surtout depuis quelques minutes, paraissait plongée dans de profondes pensées. Celui qui avait suivi ce qui se passait d'une manière attentive et dans une inquiétude croissante, c'était Gustave Rosen. Au premier moment de l'entrée des danois, son embarras et son intention de détourner l'attention de lui dans l'obscurité de son recoin, avaient été évidents. Le rouge au front, il avait écouté en silence l'altercation entre Stenbock et le capitaine; puis un tremblement parcourut soudain son corps quand il perçut le mouvement de Karin pour rejoindre son père. Il connaissait sans doute suffisamment la personnalité de l'un et de l'autre pour savoir qu'aucun des deux ne renoncerait à sa décision... sans changement, pas après pas, la progression des hallebardes mortelles réduisait l'étroit intervalle, elles n'étaient distantes que de quelques pieds de la poitrine de la courageuse jeune fille, qui se tenait immobile.
 « Halte ! » cria soudain Gustave Rosen, et il se jeta entre elle et les soldats qui, étonnés par cette nouvelle apparition inattendue, s'arrêtèrent. Le capitaine, qui jusqu'à ce moment n'avait pas fait attention à lui, s'avança l'épée tirée et demanda d'un ton rude:
 « Qu'est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ? »
 Le jeune homme se nomma et ajouta quelques mots en danois prononcés à mi-voix, auxquels l'officier abaissa immédiatement son arme. D'un mouvement vif, il avait ôté son chapeau et fit hâtivement signe aux soldats de mettre leur hallebarde à l'épaule et de se retirer. Puis il dit respectueusement: « Pardonnez-moi, Monsieur Rosen, je n'avais aucune idée de votre présence. Je vous prie, auprès de Sa Majesté, de me ─ »
 Rosen se hâta de l'interrompre: « Mademoiselle est ma fiancée, et c'est dans sa chambre que vous avez ordonné à vos soldats de pénétrer. Vous comprendrez que Monsieur Stenbock en a perdu son sang-froid, et il n'y a pas besoin de ma parole de noble pour vous assurer qu'aucun homme n'est caché dans la chambre de ma fiancée.»
 Le visage du capitaine avait pris une expression embarrassée. « Excusez-moi, Monsieur Rosen », balbutia-t-il, « mais mes orders ─ »
 Les sourcils de Gustave Rosen se froncèrent et sa main se porta involontairement à la poignée de son épée. Mais il se ravisa vite et répliqua: « Vous avez raison, il faut obéir à votre ordre. Mais vous conviendrez que moi j'aie aussi un droit que je défendrai devant tout le monde, et vous et Monsieur Stenbock serez satisfaits, si j'assume votre tâche dans cette chambre pour exécuter votre ordre dans les formes. »
 Le jeune homme avait parlé avec une énergie inhabituelle et d'un ton sans réplique, il avait appuyé si fortement sur l'expression « devant tout le monde », que l'officier s'inclina sans dire un mot, et, par ce geste, laissa voir son assentiment. Il fit quelques pas en arrière, et donna à ceux qui l'accompagnaient des instructions pour la perquisition des autres pièces du château. Son comportement montrait qu'il craignait d'être allé presque trop loin dans le maintien de ses exigences en tenant tête au jeune homme, et qu'il cherchait à réparer cette bévue en prenant une position si éloignée et si à l'écart de la chambre de Karin, que ni ses yeux ni ses oreilles ne pouvaient prendre la moindre part à l'inspection de celle-ci. La conscience était peut-être revenue à Stenbock, du danger insensé dans lequel il avait été sur le point de précipiter les siens et lui-même, car, sans un mot, il se retira sur le côté et laissa libre la porte, sur la poignée de laquelle Rosen mit la main.
 « Pardonne-moi, Karin », dit ce dernier, un sourire aux lèvres, en se retournant de nouveau, « tu sais ─ »
 Mais ses yeux la cherchaient en vain. Karin ne se tenait plus à son côté, elle ne se trouvait pas non plus dans la pièce. Dans la confusion qu'avait suscitée l'apparition de Rosen au milieu des intrus danois, elle avait, sans se faire remarquer, gagné la porte qui donnait sur le couloir, et s'était échappée dans l'obscurité. Là, elle tourna à droite et parcourut hors d'haleine une suite de passages sans lumière, jusqu'à la porte de derrière par laquelle, tout à l'heure, elle avait conduit Gustave Folkung dans sa chambre. Elle avait oublié que que celui-ci l'avait, selon ses instructions, verrouillée de l'intérieur, elle la secoua et la tira à elle de toute sa force; puis, se ravisant, elle gratta le bois avec ses ongles et dit à voix basse le mot de passe convenu: « Gustave Vasa ! »
 La porte s'ouvrit à l'instant même et, éclairé par la lune, qui répandait par la fenêtre davantage de clarté que tout à l'heure, le fugitif se tenait devant elle.
 « Tu m'avais donné ta parole, et Gustave Vasa a attendu que tu viennes, Karin », chuchota-t-il.
 « Vite ! Venez ! », répondit-elle, sans entendre ce qu'il disait. Elle atteignit rapidement la fenêtre: en bas, dans le jardin, les hallebardes étincelaient au clair de lune. Les lèvres de Karin laissèrent échapper un son étouffé qui révélait la peur; Folkung l'avait suivie et entoura de son bras le corps de la jeune fille.
 « Si eux n'avaient pas été là, tu ne m'aurais plus trouvé aujourd'hui », chuchota-t-il encore, penché si près de l'oreille de Karin que ses lèvres la touchaient.
 Elle le tira par la main en arrière vers le couloir sombre. Au même instant la porte de l'autre côté de la chambre s'ouvrit, et Björn entra d'un énorme saut. Gustave Rosen se tenait sur le seuil et, pour échapper à tout soupçon de ne pas respecter les formes convenues, il ordonna à la servante de lui apporter un bougeoir qu'Ingeborg, tremblant encore, lui tendit.
 « N'entrez pas, prenez avec vous quelques soldats, Monsieur Rosen, il y a aujourd'hui là-dedans quelque chose d'anormal », le supplia-t-elle, anxieuse.
 Mais un sourire heureux erra autour des lèvres du jeune homme. « Tu as raison, c'est dangereux, ici, Ingeborg », répliqua-t-il, les yeux brillants.
 Personne dans l'autre chambre ne faisait attention à lui. La servante se retira craintivement, dans le couloir retentissaient les pas lourds des soldats danois, qui, conformément à l'ordre de leur chef, se répandaient dans le château, munis des lumières apportées par les serviteurs. Gustave Rosen avança, protégeant de sa main la flamme vacillante, et regarda attentivement autour de lui. Mais on voyait dans ses yeux que son zèle ne provenait pas de la tâche qu'il avait assumée, mais d'un autre sentiment plus caché qui faisait battre son coeur.
 Soudain, il s'arrêta, médusé. Son regard était tombé sur Björn, qui s'était dressé devant le lit de Karin, qu'il flairait en y faisant glisser son museau. Les coussins de soie débordaient et pendaient à moitié vers le sol, il était évident que la couche était demeurée creusée par la pression d'un corps lourd, et les draps de lin blancs comme la neige étaient souillés à leur extrémité de boue et de terre glaise humide.
 Le jeune homme porta la main à son front, où perlaient des gouttes de sueur froide. Un moment tout tourna en cercle autour de lui, son coeur s'était arrêté de battre, son regard était fixé dans le vide, comme perdu. Ce qu'Ingeborg avait dit, le rire perçant qu'il avait lui-même entendu, les mots de Karin: « Crois-moi, c'est le vent », son bras qui l'avait doucement éloigné et tenu à l'écart de la poignée de la porte, qu'il saisissait déjà,  ̶ tout cela se pressait à la fois dans sa tête à une vitesse folle. Puis son regard tomba sur le sol et, instinctivement, il en approcha la lumière.
 Des traces humides de bottes d'homme lourdement ferrées se croisaient et se mêlaient partout; elles venaient de la porte de derrière et y retournaient. Maintenant Björn les flairait et les suivait, et il bondit violemment vers la porte qui s'ouvrit vers l'extérieur. Elle n'avait pas été bien fermée par le dernier qui l'avait franchie précipitamment, et le dogue s'élança rapidement, sans faire de bruit, dans le couloir sombre. Hors de lui, Rosen le suivit. Il avait tiré son épée et se ruait derrière Björn. Ses cheveux flottaient autour de son visage brûlant, sur ses yeux égarés; dans le long corridor qu'il traversait en courant, il était seul, mais au-dessus de sa tête et à côté, résonnaient les pas des danois qui cherchaient partout, et, haletant, la raison troublée, étourdi par une vague de sentiments indéfinissables, il cria: « Par ici ! Par ici ! »


 Karin avait entraîné son protégé au bas de l'escalier par lequel il était monté; mais au lieu d'ouvrir la porte de la façade arrière menant au jardin, elle en chercha une autre dans le mur en le tâtant de ses doigts. « Vous ne pouvez pas aller dans le jardin, toute la maison est encerclée », chuchota-t-elle; « descendez ici douze marches, comptez-les, puis tournez à gauche, et tout droit un passage souterrain, si haut que vous pouvez le parcourir debout, vous conduit au Trollhättan, près de l'endroit où vous m'avez trouvée aujourd'hui. Des buissons et une pierre, qu'il vous faut rouler de côté, masquent la sortie. Dépêchez-vous, je les entends venir ! Que le Dieu de la Suède vous protège ! »
 Les gonds de la lourde porte, que le bras fort de la jeune fille avait tirée, crièrent dans l'obscurité. « Dépêchez-vous ! » répéta-t-elle hâtivement et anxieusement, et elle s'arracha à la main invisible de celui qu'elle accompagnait, qui tâtonnait à la recherche de sa nuque.
 « Tu ne sais pas ce que tu demandes, Karin », dit-il d'un ton ardent. « Qu'importe, à moi et à la Suède, qu'ils me trouvent ici et m'abattent à tes pieds ? Que t'importe à toi ? Mais moi, en mourant, j'embrasserais tes pieds ─ »
 Une lueur parvint d'en haut jusqu'au pied de l'escalier. « Vous êtes fou », proféra Karin toute tremblante, et elle tenta de le pousser des deux mains de l'autre côté de la porte salvatrice. Mais sa force était celle d'un enfant par rapport à la sienne. Il l'entoura de ses bras et balbutia:
 « Donne-moi un baiser, Karin, et je me sauverai moi-même ainsi que la Suède. Je n'en demande pas un second de ta part, avant d'avoir réalisé ma promesse. Mais si tu me le refuses, je reste et je me livre moi-même aux danois, et tu es ma meurtrière ! »
 La jeune fille, pleine d'angoisse, luttait pour se dégager. Soudain, elle appela gaiement: « Björn ! Björn ! Au secours, Björn ! » Le chien arriva en battant l'air de sa queue touffue, mais c'était trop tard, même s'il avait su ce qu'il devait empêcher, il n'aurait pas pu éviter que le fugitif agresseur ait atteint les lèvres de sa maîtresse et ait pressé sur elles ses propres lèvres avec fougue et ardeur. Dans un cri de colère et d'effroi, Karin s'arracha à cette étreinte, la lumière qui s'approchait brilla au tournant de l'escalier, et Rosen se tenait, quelques pas au-dessus d'eux, sur la plus haute des dernières marches, les yeux dirigés devant lui, vers le bas.
 « Dieu merci, c'est mon fiancé ! » , cria Karin hors d'haleine. Dans ces mots qui exprimaient sa joie, il y avait un double sens, pour elle comme pour son protégé, contre lequel elle avait été forcée de souhaiter d'être protégée elle-même. Mais la phrase exerça sur lui un effet tout différent. Comme foudroyé, il chancela un instant, reculant vers le mur, puis il bondit de nouveau, avec la férocité d'un tigre, saisit ses épaules et cria:
 « Tu es la fiancée d'un autre, Karin Stenbock ? »
 Le même rire aigu et tranchant accompagnait ces mots, que celui qui avait un peu plus tôt interrompu le récit de Gustave Rosen. Au son de cette voix, ce dernier, pâle comme la mort, avait bondi au bas des marches, la lueur de sa lampe tendue en avant d'une main tremblante éclairait en plein le visage de Folkung.
 « Gustave ─ ─ » s'écria le jeune homme. De sa main qui ne lui appartenait plus, il avait levé son épée, comme s'il voulait la lancer sur le front de Folkung, mais Karin arrêta son bras, et, simultanément, avant qu'il ait pu terminer son cri, la main du fugitif, rapide comme l'éclair, se posa sur ses lèvres.
 « Tu es mort, Gustave Rosen, si tu prononces mon nom » dit-il si impérieusement que le jeune homme recula devant ses yeux flamboyants. « Tu m'as apporté une bonne nouvelle; il fallait que le faucheur vînt pour exterminer les mauvaises herbes avec sa faux sanglante, avant que la semence de l'avenir puisse germer. N'oublie pas ce que t'a dit Gustave Folkung ! Adieu, Rose du Trollhättan, je tiens ma parole. »
 Etourdi, Rosen leva les yeux, l'homme qui parlait avait disparu, seul le fracas de la lourde porte ferrée, qui claqua dans la serrure, trahissait le chemin qu'il avait pris. D'autres pas, bruyants, se précipitaient le long du couloir; Karin prit la lumière de la main tremblante de son bien-aimé, qui, muet, ses yeux bleus ternes fixés sur elle, s'appuyait au mur. Seulement, une larme roulait lentement de ses cils sur sa joue. « C'est bien que tu sois venu, mon Gustave », dit-elle, reconnaissante. Il la regarda, bouleversé, et répéta: « C'était bien ─ O Karin, plût au ciel que je ne fusse pas venu, plût au ciel que je ne fusse jamais venu, Karin ! »
 Elle ne le comprit pas et lui prit la main. Le capitaine danois, accompagné de ses hommes, apparut dans l'escalier... « Vous avez appelé, Monsieur Rosen ? » dit-il poliment.
 « Ce n'était rien ─ . Björn flairait un loup qui se glissait furtivement autour de la maison pour voler un agneau », répondit le jeune homme, montrant le chien qui, à la vue des soldats, se remettait à gronder.
 « Nous n'avons rien découvert non plus », répliqua l'officier. Il fit demi-tour, se retourna cependant encore une fois et ajouta avec un salut courtois:
 « Je vous prie aussi de présenter mes excuses à Mademoiselle. Naturellement il m'est venu aussi peu qu'à vous à l'esprit d'avoir des soupçons au sujet de la chambre de votre fiancée. Mais vous savez, le devoir, Monsieur Rosen, ─ »
 « Je sais, et je n'aurais pas dû vous empêcher de remplir votre devoir vous-même », l'interrompit amèrement le jeune homme; « excusez-moi, capitaine, je vous donne ma parole, si le cas venait à se reproduire, je ne recommencerais pas. Mais d'un autre côté vous auriez pu satisfaire votre volonté cette fois et m'épargner cette épreuve. Je vous ai bien donné ma parole de noble qu'aucun homme n'était caché dans la chambre de ma fiancée. »
 A ces mots, Gustave Rosen éclata de rire, si bien que l'officier le regarda avec étonnement. Puis ce dernier salua encore une fois et s'éloigna. Sans mot dire, Karin gravit l'escalier à côté de son fiancé. Son regard passait de temps en temps sur son visage, d'un air interrogateur, comme si elle attendait une parole de sa part. « Tu es si étrange ce soir, Gustave », finit-elle par dire.
 « Etrange ? » répéta-t-il en s'arrêtant ─ « Ce n'est pas moi, Karin, c'est le monde qui est étrange. Donne-moi ta main. »
 La jeune fille fit ce qu'il lui avait demandé; il tenait la petite main fermement dans la sienne et y posa son regard, jusqu'à ce que les larmes lui vinssent de nouveau aux yeux.
 « J'ai vu il y a deux jours comment le roi Christian a tendu la main à ses invités », continua-t-il lentement, « et sa main était aussi calme, et blanche, et froide que celle-ci. Et puis il entourait leur cou de son bras et leur donnait un baiser ─ »
 Le jeune homme enlaça fortement le cou entouré de boucles d'or de sa bien-aimée et baisa ses lèvres, qu'elle lui offrit de bon gré ─ « Non, ce n'est pas le monde, c'est le coeur qui est étrange », acheva-t-il à voix basse, « car il ne croit pas ce que les yeux voient et ce que les oreilles perçoivent; il ne croit que ce qu'il veut croire. »
 Et il entoura encore de son bras les beaux cheveux de Karin et, tout en marchant, il les tenait convulsivement serrés contre sa poitrine.