Le matin suivant se leva tout doré sur le pays libre. Magnanime, le
jeune Roi accorda aux troupes d'occupation danoises de se retirer librement de
Stockholm pour retourner dans leur patrie; le droit des peuples et les
sentiments humains commençaient avec lui leur règne en Suède. Un automne rare,
chaud comme un été, reposait sur la jeune liberté ; ce qui, de mémoire d'homme,
n'était pas arrivé, la semence de la nouvelle année, aussi loin que l'oeil
pouvait atteindre, recouvrait de vert les champs, et pour la seconde fois les
arbres se dressaient en floraison blanche. Le printemps semblait avoir enlacé
l'automne d'un bras fraternel, et brisé pour toujours la violence de l'hiver.
Le peuple dans l'allégresse recueillait le riche trésor des fruits dans les
granges, et levait les yeux comme dans une vénération divine vers son Couple
Royal, auquel il liait, dans une reconnaissance pleine de foi, toutes les
bénédictions qui, après la longue détresse de la guerre et de la servitude,
inondaient le pays comme quelque chose d'incompréhensible. Mais il les
considérait surtout comme les bienfaits de Karin, dont les yeux se posaient
infatigablement sur ceux qui étaient dans le besoin, qui, sage comme la
vieillesse, et pourtant aimable et gagnant tous les cœurs comme la jeunesse,
loin de manifester la dignité d'une Reine, en accomplissait les sérieux
devoirs.
Son oreille
était ouverte à chacun, et les yeux des habitants des campagnes luisaient
heureux et pleins d'espoir, quand sa haquenée blanche, rarement accompagnée de
plus d'un serviteur, apparaissait à l'entrée d'un village, les enfants en
poussant des cris de joie se précipitaient dans les maisons pour annoncer
l'arrivée de « la bonne Reine ». Le Roi était heureux de voir comment elle
gagnait le cœur des gens du peuple dans un vaste espace aux alentours. Parfois,
il l'accompagnait dans ses tournées ; plus souvent, des travaux importants,
exigés par la réorganisation de toutes les affaires du pays, le retenaient à
Uppsala. Karin chevauchait alors seule en avant à travers le monde éclairé par
le soleil d'automne, et son accompagnateur la suivait à distance. Songeuse,
elle regardait au loin, souvent elle ne remarquait pas que son cheval, oublié
par sa cavalière, s'arrêtait ; ce qu'elle pouvait penser, ses lèvres ne le prononçaient
pas, même pour elle-même. Elle
prenait volontiers le chemin de la mer, où, d'une hauteur, elle était en mesure
de regarder loin sur le miroir bleu. Le serviteur savait alors que les
heures lui semblaient comme des minutes, mais elle ne se fâchait jamais, quand
il finissait par s'approcher, et lui montrait respectueusement le soleil, qui
dans son dos, sans qu'elle s'en fût aperçue, était en train de se coucher. A
cet avertissement, elle faisait faire demi-tour à sa haquenée et rentrait; les
habitants des lieux qu'elle traversait ne trouvaient jamais le beau visage de
la jeune Reine moins tranquille et moins aimable qu'ils ne l'avaient vu la
dernière fois. Elle
revenait aujourd'hui aussi du chemin de la mer pour rentrer chez elle. Cela
faisait juste un an qu'elle avait rencontré pour la première fois Gustave Vasa
au bord du Trollhättan, et elle était restée sur la hauteur encore plus
longtemps que d'habitude et, ayant fait un détour pour regarder dans l'infini
du lointain, où au-delà de la mer la terre et le ciel se compénétraient, si
bien qu'aucun œil ne pouvait distinguer où celle-là finissait et où celui-ci
commençait. Et, s'étant détournée de son chemin aujourd'hui
encore, elle rentrait sur son cheval, jusqu'à ce qu'à droite la tour carrée de
la Vieille Uppsala la saluât à travers les tilleuls dénudés. Une émotion
soudaine devait la saisir ; elle leva les yeux vers les hautes cimes des arbres
qui au-dessus des Collines du Roi dominaient le village, puis fit signe au
serviteur de continuer sans elle vers la ville, et s'écarta du chemin. Elle
n'entra pas dans le village ; à travers champs, elle parvint au pied de la
colline d'Odin, où elle sauta à terre et laissa la liberté à son cheval.
« Tu m'attends,
je le sais », dit-elle à voix basse d'un ton étrange, en posant la main sur le
cou élancé de l'animal, tu me ramènes toujours à la maison royale. » Lentement,
elle monta ; sa robe à traîne ou l'épais tapis de feuilles que ses pieds en
avançant faisait bruire, pouvaient bien gêner sa marche, car elle s'arrêtait
souvent et, comme fatiguée, mettait sa tête dans sa main. Maintenant elle était
en haut, et le soleil couchant frappa, éblouissant, son visage.
Horizontalement, il jetait sa lumière verte et mélancolique sur la vallée
tranquille, sur les feuilles brunes des hêtres, qui étaient toutes tombées des
hautes cimes, et recouvraient complètement la vieille pierre de sacrifice.
Pourtant, Karin en connaissait chaque endroit aussi exactement que si le sang
de son cœur avait coulé sur chacun d'eux. Machinalement, elle alla vers la
place où ses forces l'avaient abandonnée, quand Gustave Vasa s'en était allé
dans une violente souffrance, où elle était tombée sur les genoux et avait
pressé son front contre le granit froid, avant de prendre elle-même la route d'Uppsala.
Ses pieds chancelèrent comme ils l'avaient fait alors, c'était comme si une
violente souffrance défigurait maintenant le visage tranquille de la jeune
Reine, comme si un cri dément, qu'il n'était plus possible de contenir, voulait
sortir brusquement de sa poitrine palpitante.
Il y eut alors
un crépitement devant elle dans les feuilles fanées, qui lui fit lever les
yeux. Son regard tomba juste sur les sommets dorés des tours de la cathédrale
d'Uppsala, qui renvoyaient leur ardeur ensoleillée au-dessus de la sombre forêt
de sapins ; mais les rayons lançaient leurs fils d'or en passant devant une
haute silhouette qui s'appuyait latéralement, immobile, au tronc d'un hêtre.
Puis Karin tourna lentement la tête et poussa un cri dément... c'était Gustave
Rosen.
Au-dessus de la
pierre couverte de feuilles, les yeux bleus se rencontrèrent, comme ils
l'avaient fait si souvent, jadis, jusque dans leur enfance incompréhensible et
ensoleillée. Tous deux se reconnurent et restèrent immobiles et sans paroles
pendant des minutes, puis...
Puis le jeune
homme se détourna convulsivement en éclatant en sanglots, et descendit la
colline en direction du pré.
« Gustave... », cria Karin. Il l'entendit et
tressaillit, mais ne s'arrêta pas.
«
Je te l'ordonne, Gustave, reste ! Ta Reine te l'ordonne... »
Ce n'était pas dit comme un ordre, un regret indicible
s'exprimait seulement dans le ton des paroles. Elles ne commandaient pas, elles
imploraient ; triste à en mourir, il tourna la tête, et Gustave Rosen revint.
D'un pas ferme,
Karin alla à sa rencontre ; dans ses traits, la douleur avait disparu, sa
poitrine ne palpitait plus, elle était calme, de même que ses yeux, de même que
l'automne autour d'elle.
« Il faut que
nous nous disions adieu pour un certain temps, Gustave... » ; sa voix ne
tremblait pas, sa main avait saisie la sienne et la tenait tranquillement. Il a
souvent bien fallu que nous le fassions, quand nous étions enfants, alors que
le soleil se couchait, et il s'est toujours levé à nouveau. »
De l'autre
main, elle montra la boule rouge en train de s'éteindre, dont le dernier rayon
tomba entre eux, en même temps que de la cime des arbres au-dessus d'eux la
dernière feuille desséchée descendait en planant. Celle-ci tomba sur les
cheveux dorés de Karin, elle la prit en souriant douloureusement, et la lui
tendit. « J'ai reçu de toit en souvenir plus d'une fleur dans les journées de
printemps, dit-elle. Elles fleurissaient de l'autre côté du Trollhättan, et
maintenant c'est l'automne, et je n'ai ici rien que cette feuille à te donner
en souvenir. »
Il la prit et
sa main se referma sur elle, de sorte qu'elle se brisa en morceaux dans un
crépitement. Pour la première fois ses lèvres s'ouvrirent, elles chuchotèrent,
pour étouffer le tremblement de sa voix:
« Dis-moi une seule chose, Karin, et je
prendrai calmement congé de toi... dis-moi seulement... es-tu heureuse ? Aimes-tu Gustave Vasa ?
La reine tourna
les yeux vers les boules d'or des tours de la cathédrale. »Une femme qui l'a
pour mari est heureuse plus que beaucoup d'autres », répondit-elle à voix
basse.
« Aimes-tu
Gustave Vasa, Karin ? »
Il avait répété
la question en tremblant, dans une émotion violemment contenue.
La décision en
rapport avec deux vies humaines devait être prise en une seconde, Karin leva
ses yeux bleus vers ceux de l'aimé et dit d'une voix ferme, sans hésiter : « Oui
».
Le soleil de ce
jour avait sombré, et le vent froid de la nuit se leva en murmurant et en
frémissant dans le monde de l'automne. Un cri de folie et de démence sortit de
la poitrine de Gustave Rosen; étourdi, il étendit les bras et étreignit
violemment le corps de la jeune femme.
Mais elle se
libéra vigoureusement de son étreinte.
« La Reine de
Suède entre sans protection dans toutes les chaumières aussi bien que dans la
solitude de la forêt... Veux-tu être coupable de ce qu'elle ne puisse plus le
faire, Gustave ? » demanda-t-elle sérieusement.
Des larmes
inondèrent le visage de Rosen, ses mains tombèrent, inertes, comme paralysées.
Mais déjà les bras de Karin s'étaient posés sur le cou du jeune homme, ses
yeux, résumant tout l'éclat du passé en un regard, se rapprochèrent et
plongèrent une fois encore dans les siens... « Adieu, mon Gustave », dirent ses
lèvres, et elles se penchèrent vers lui et l'embrassèrent... ... ... et vers Uppsala,
dans le crépuscule, le long des sombres sapins, la haquenée de la Reine de
Suède disparut comme un étoile blanche.
Tranquillement,
comme toujours, elle entra dans la maison de son mari et d'une main douce,
affectueusement, elle caressa son front soucieux. Beaucoup de soucis se
pressaient sur le front du jeune Roi et chassaient le sommeil de ses yeux. Et,
dit la chronique, il était couché toutes les nuits sans pouvoir dormir. Karin
ouvrit alors ses lèvres dans son sommeil et parla. Il se pencha sur elle, et
elle disait dans son rêve :
« Le Roi
Gustave, je l'aime certainement beaucoup,
Mais Gustave
Rosen, je ne l'oublie jamais... »
Jamais... Les
vagues du Mälaren l'ont entendu et le répètent dans un murmure. Et le lac
Hjälmaren emportant ce murmure sur les eaux du lac Vänern qui s'étendent à
perte de vue, et plus loin à travers l'ouverture des rochers dans laquelle le
fleuve vert s'élance... puis ce sont les chutes du Trollhättan.
Elles passent comme le destin des hommes, paisibles,
limpides, donnent des baisers aux herbes qui se penchent sur elles et leur font
signe. Puis un petit tourbillon et un murmure plus rapide, imperceptible,
insoupçonné... pourtant le silence, la clarté ont disparu et ne reviennent
plus. Leur élan s'accélère, elles sont emportées de plus en plus hâtivement,
irrésistiblement, inévitablement... puis soudain elles se précipitent avec
fracas dans les profondeurs du gouffre, hors duquel aucun bras ne repêche plus
celui qui y est tombé.
Ce
sont les chutes du Trollhättan. Leur grondement survit aux jours et aux
siècles. Le jeune garçon qui joue à côté d'elles devient homme, et ses cheveux
blanchissent. Et quand il s'approche d'elles pour la dernière fois, en
s'appuyant sur un bâton et en titubant, elles sont semblables au jour où il les
a vues pour la première fois. Entourées de fleurs, comme le
printemps, et d'une blancheur argentée, comme l'hiver.
Elles
grondent depuis des milliers et des milliers d'années, avant qu'il y eût une
oreille pour les entendre. Elles projettent, loin au-dessus des rochers, leur
poussière argentée, que les lumières du soleil font briller et reluire en
couleurs joyeuses. Mais en bas, sous le voile éblouissant et majestueux,
roulent et bouillonnent les eaux précipitées et tumultueuses.
Il
fait bon être assis au bord du Trollhättan pour celui qui veut oublier quelque
chose que les chutes engloutissent dans leur bruit.
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